Sophie Berlioz
Sophie Berlioz
28 novembre 2018
Temps de lecture : 5 min

Les « Gilets Jaunes », ces nouveaux marcheurs ?

Plusieurs journées de manifestations, des carrefours routiers bloqués, des images des Champs-Élysées saccagés, les forces de l’ordre débordées par les casseurs… « Ce sont des sauvages, C’est le retour du poujadisme ! En fait, les gilets jaunes ne sont pas jaunes, ils sont bruns ! Attention, rien ne va plus, c’est la crise ! » – Les médias s’en donnent à cœur joie et le mouvement des « gilets jaunes» tourne en boucle sur les chaînes d’information. Mais derrière le grand spectacle, que se cache-t-il ?

Ni rire, ni pleurer, mais comprendre – Spinoza

Les « Gilets Jaunes » : un nouveau genre de mouvement qui interpelle

D’abord dans sa genèse car il ne s’agit pas d’un mouvement organisé mais plutôt de la résultante sur le terrain d’une accumulation de mécontentements d’une partie de la population trop longtemps soumise au silence, au sentiment d’abandon et d’injustice périurbaine et rurale, là où les conditions de vie sont aussi difficiles. Dans la continuité de « Nuit Debout », les « gilets jaunes » sont de l’ordre du mouvement spontané. Née sur les réseaux sociaux par effet de contagion, la coagulation virtuelle autour de la taxe carbone s’est vite transformée en mouvement de contestation réel. Un mouvement réuni d’abord autour d’un état d’âme, la colère, un mouvement sans revendications claires puisque s’y trouve pêle-mêle : suppression de la taxe carbone, hausse du coût de la vie, sentiment d’être oubliés, méprisés par le pouvoir et les médias, méfiance à l’égard des élites, appel à la démission du gouvernement….

Ce mouvement est difficile à cerner donc, précisément car il naît un peu par effet de bascule : on passe de micro-contestations indépendantes à une contestation générale et collective. Mais ce n’est pas l’effet de bascule qui est nouveau ici : selon Max Weber les dynamiques collectives s’expliquent par une agrégation d’intentions au niveau micro qui font émerger un nouvel état social au niveau macro. Ce qui est inédit dans le mouvement des « gilets jaunes » ce sont les modalités de genèse de la dynamique collective, à savoir la capacité tactique des individus à s’auto-organiser aujourd’hui directement sur les réseaux sociaux en ne dépendant plus directement d’une institution représentative. Ce phénomène nouveau ouvre la possibilité d’un changement de paradigme dans le fonctionnement de la démocratie, vers un fonctionnement plus direct et sans recours aux corps intermédiaires – syndicats ou associations. Mais ce qui est revendiqué comme une avancée sociétale n’est pas sans poser problème.

En effet, dans sa forme, les « gilets jaunes » ne constituent jusqu’à présent aucune institution, aucune organisation structurée. Il s’agit d’une appellation qui recouvre en fait des réalités et des trajectoires d’individus très différentes. On est frappé par la diversité de métiers, de culture, de générations lors des rassemblements. N’en déplaise à certains, il semble bien s’agir d’une sorte de nouveaux « marcheurs » qui bravent le pavé, de citoyens issus de la société civile, sans merguez, sans mojitos, sans Internationale, de « marcheurs » souvent sans expérience de la manifestation, sans expérience politique ou syndicale mais qui en ont tout aussi gros sur la patate.

Effet de bord du renouvellement de nos femmes et hommes politiques ?

Difficile à dire, car jusqu’à présent les « gilets jaunes » n’ont pas de représentants, élus ou mandatés, dont la fonction est justement dans une démocratie sociale et représentative de porter les intérêts à la table des concertations et des négociations, de discuter de leurs intérêts collectifs avec les élus locaux ou à l’échelle nationale dans le cadre du dialogue social traditionnel, ou encore même d’organiser la trajectoire de la manifestation en coordination avec les préfectures et les force de l’ordre. Pourquoi ? Précisément parce que ce mouvement est né du sentiment de n’être représenté par personne, ni par celles et ceux qui nous gouvernent, ni par les corps intermédiaires, syndicats, associations, médias…Et c’est là que le bât blesse, car un déficit de représentation en régime de démocratie représentative, c’est… Comment dire… Problématique. Surtout quand nos représentants politiques ont joué la carte du renouvellement et de la nouveauté pour reconnecter les représentants à leur base. De fait, le risque de l’instrumentalisation du renouvellement ou du mythe de la reconnexion avec la base dans notre régime hautement administratif, c’est le retour de manivelle ou l’effet de dupe, c’est-à-dire cet instant où les gens se rendent compte qu’en réalité, ils ne sont pas plus ou mieux représentés qu’avant.

Difficile, dès lors, de sortir de ce type de crise qui repose sur une émotion collective et dont l’objet n’est pas clairement identifiable ni objectivable. En l’absence de compréhension des raisons profondes de ces signaux essentiellement liées à un déficit de dialogue social dans notre pays et sur nos territoires, il y a fort à parier que les réponses apportées ne modèrent pas la colère accumulée, qu’elles soient perçues comme des mesures correctrices à la marge, comme des gadgets. Et que les analogies faites par les médias se transforment en prophéties auto-réalisatrices aux prochaines élections, européennes d’abord, présidentielles ensuite.

Et si on se réveillait ?

Le gouvernement a annoncé le 27 novembre 2018 l’ouverture d’une grande concertation pour parvenir à une transition écologique, tenant compte d’une proposition de Laurent Berger, faite quelques jours plus tôt d’ouverture d’un « pacte social de reconversion écologique ».

Ainsi le gouvernement devra lever plusieurs difficultés liées au caractère inédit de l’exercice :

  • Identifier des interlocuteurs ou porte-parole susceptibles de représenter des intérêts qui sont disparates ;
  • Ouvrir une concertation suffisamment large pour tenir compte des réalités, des intérêts et des besoins des territoires ;
  • Comprendre que la cause profonde du malaise et du mouvement n’est pas directement la taxe carbone mais l’absence de compréhension de la vision et de la politique menée ;
  • Et surtout se mettre au niveau des citoyens, de leurs préoccupations quotidiennes qui sont souvent tenues comme quantité négligeables au profit des fameuses « réformes structurelles » ou des « grandes lois » sur ceci ou sur cela : le pouvoir d’achat qui est sacrifié depuis des décennies, les difficultés de transport, les services publics qui se retirent de certains territoires, les médecins qu’on n’arrive plus à voir…

Et enfin prendre en compte le besoin urgent de légitimer les corps intermédiaires, acteurs et actrices sociaux (syndicats et territoires) pour associer et écouter les parties dans l’animation d’un dialogue social constructif.

Sophie Berlioz

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