Marie Donzel
Marie Donzel
28 avril 2018
Temps de lecture : 8 min

La sérendipité : tout vient à point à qui se laisse surprendre

La créativité, tant valorisée en entreprise, ne va pas de soi. Elle n’est pas non plus le fruit du hasard, mais elle procède souvent d’un concept au nom alambiqué : la sérendipité.

Nul besoin d’être savant pour être innovant !

De la sérendipité, on en fait toutes et tous, comme Monsieur Jourdain de la prose, sans le prévoir et sans s’en rendre compte. Car la sérendipité, c’est le simple fait de trouver autre chose que ce que l’on cherchait. Comme pour Christophe Colomb le continent américain, pour Stéphanie Tatin la recette du dessert éponyme, comme vous aussi, qui venez peut-être de tomber sur cet article en déambulant sur le web de liens en liens…

 

Un conte de fées …

Sous ses airs de notion absconse sortie des éprouvettes d’un labo de sciences sociales, le mot « sérendipité » remonte en fait au milieu du XVIIIe siècle. On le trouve la première fois sous la plume d’Horace Walpole, écrivain britannique à qui l’on doit aussi les premiers romans gothiques.

Pour qualifier une “découverte inattendue, faite par accident ou sagacité“, il fait appel à un conte persan de son enfance qui décrit les aventures du roi de Serendip (l’un des noms qu’a porté, au cours de son histoire, le Sri-Lanka). Ce roi envoie ses trois fils parcourir le monde pour parfaire leur éducation. De rencontres en découvertes, les garçons affûtent continuellement leur flair et leur compréhension du monde en se rendant disponibles pour le regarder être et se transformer, sans œillères ni préjugés.

Walpole acquiert une conviction : on ne découvre pas par intention, mais par attention. On n’invente pas par volonté, mais par disponibilité.

 

Merci les ami·es, merci la vie

Ce que Walpole nous dit aussi en creux, c’est qu’on n’est pas découvreur tout seul dans son coin. Car c’est dans une lettre à un cousin qu’il parle pour la première fois de sérendipité. Or, cette missive a un but précis : manifester de la gratitude. Car sans le savoir, c’est ce cousin qui a permis à Walpole de faire une “découverte inattendue” en science héraldique (chacun-e ses passions!) en lui offrant quelques temps auparavant le portrait d’une courtisane vénitienne dont la contemplation a provoqué en lui un déclic. Merci, merci, merci, mon ami·e, de m’avoir donné bien plus qu’un objet : une occasion inespérée de faire un usage non prévu de ce que tu m’as offert.

La notion de serendipité contient bien en elle celle de générosité et de réciprocité : ce que la vie (et les autres) offre(nt) d’occasions, c’est du don, à l’état pur.

 

Le contre-sens de la gloire personnifiée

Pourtant, cette obligation de rendre grâce aux personnes et aux choses qui ont participé directement ou indirectement à une découverte ou une invention est tout sauf à l’œuvre quand on fabrique le récit de l’humanité en progrès, concentrant toute l’attention sur la figure statutaire et statufiée dont la trouvaille, la conquête ou l’avancée portera souvent le nom. Au travers d’une double mécanique de personnification et de mythification du process de création, on fait oublier et le caractère partiellement fortuit et la nature intrinsèquement collective de toute forme de réalisation humaine.

Ce paradoxe de l’incarnation de l’invention (quand on nie la part de l’aléa comme celle de la coopération) est au cœur des travaux du sociologue Robert King Merton, qui réactive plus de 150 ans après sa première énonciation, le terme de sérendipité. S’intéressant aux motifs de légitimation sociale de certains individus au détriment d’autres (que le présent puis l’histoire renvoie à des marges d’invisibilité), King Merton s’attache à déconstruire les mythes qui entourent la figuration des « grands hommes », en réintroduisant ce que la solennité du récit aura passé sous silence : les fortunes et infortunes, les lenteurs et accélérations, les soutiens et les occasions, le rôle de l’entourage et même l’intégration inconsciente de ce qui est dans « l’air du temps » comme de ce que le passé et/ou le lointain suscitent d’intuitions même quand on n’en a pas directement connaissance.

 

« L’innovation accidentelle », un « anti-process » ?

Prenons un célèbre exemple : l’invention de la pénicilline. Bien qu’on la fasse débuter un jour de septembre 1928, l’histoire de l’antiobiotique trouve sa source dès l’Antiquité. Car déjà, les médecins de la Grèce ancienne s’intéressent au phénomène de moisissure et à la production de toxines actives qu’il entraîne. Les équipes de Pasteur ont démontré en 1850 que la fermentation est productrice d’organismes vivants et à leur suite, de nombreux·ses scientifiques ont engagé des travaux poussés d’observation sur des cultures diverses et variées.

Parmi ceux-ci, un certain Alexander Fleming, docteur au Saint-Mary’s Hospital de Londres. Désordonné et étourdi, le biologiste est parti en vacances en laissant ses boîtes de Petri ouvertes, tout comme la fenêtre de son labo. Résultat, quand il fait sa rentrée le 3 septembre, ses cultures de staphylocoques sont toutes colonisées par une nappe de moisissures verdâtres !  Au premier regard, il n’y a plus qu’à tout jeter … quel gâchis ! Sauf qu’avant de benner ses cultures polluées, Fleming note que le staphylocoque a été arrêté là où la moisissure s’est développée, ainsi que tout autour, formant un « cercle d’inhibition ». Et si c’était une substance produite par le champignon qui avait contré la progression de la bactérie ? Une intuition qu’avait d’ailleurs déjà eu avant lui un médecin français, Ernest Duchesne.

La pénicilline vient d’être inventée et c’est bien le fruit d’un contexte de fertilisation croisée à travers l’espace et le temps (les travaux des médecins antiques, ceux de Pasteur ou encore ceux de Duchesne), le résultat de l’acceptation d’une situation non contrôlée (une fenêtre ouverte oubliée, un bureau désordonné), mais aussi l’aboutissement d’une démarche de curiosité  (jeter un œil à ce qui a l’air fichu avant de s’en débarrasser) et d’une méthodologie d’induction (émettre l’hypothèse d’une substance responsable de l’effet observé, la passer au microscope, la tester dans d’autres circonstances pour vérifier son action).

Il faudra encore, pour que la pénicilline passe au stade d’innovation appliquée, que d’autres chercheuses et chercheurs, ceux de « ‘l’équipe d’Oxford » en particulier, purifient et stabilisent la pénicilline, ce qui permettra à l’industrie pharmaceutique de développer des médicaments.

Une méthodologie paradoxale : le “process accidentel”

L’innovation est bien d’origine « accidentelle » mais peut-on pour autant affirmer qu’elle ne suit aucun « process » ? Car au fond, le mythe selon lequel inventer serait une seule affaire de « chance qui vous tombe dessus » est à peu près aussi réducteur des complexités de l’innovation que de supposer qu’elle serait l’unique fait d’un travail acharné.

C’est donc un process supportant le lâcher-prise d’une part (comme une mise en cause des procédures verticales de validation) et d’autre part autorisant la différence de styles (oui, oui, être bordélique comme l’était Fleming peut être une grande qualité !), de regards, de cultures, de façons de penser (en considérant notamment la pertinence des associations d’idées) …

 

La zadigacité, ou l’art de faire de l’inattendu une opportunité

A propos d’associations d’idées, celles et ceux qui ont lu Voltaire songent sans doute depuis quelques lignes à l’un de ses plus célèbres « contes philosophiques » : Zadig ou la destinée. Et c’est parfaitement pertinent puisque « zadigacité » est le nom que parfois l’on donne en français à la sérendipité (un terme considéré par les puristes comme un anglicisme). Et aussi car Zadig est librement inspiré de la légende de Serendip qui avait, à la même époque et de l’autre côté de la Manche, interpelé Walpole.

Le conte de Voltaire brosse le portrait d’un jeune voyageur en Orient qui a acquis « une sagacité qui lui découvre mille différences où les autres hommes ne voient rien que d’uniforme ». Réquisitoire contre l’injustice et les préjugés qui en font le lit, Zadig est un plaidoyer pour la considération de la différence, et si l’on ose l’anachronisme, pour ce que l’on appelle l’empathie. C’est aussi un éloge du « parcours atypique », celui qui se construit davantage de rencontres en rebondissements, par curiosités successives, que linéairement, par conformation aux stratégies préétablies.

Mais Zadig n’est pas candide ! Il n’a pas la naïveté d’attendre que les choses se fassent pour lui et sans lui. Car tout en étant disposé à faire avec ce qui se présente sans qu’il l’ait prévu, il est pleinement acteur de la transformation de l’occasion en opportunité. C’est même tout un art chez lui, qui maîtrise le renversement de perspectives (voyant de bonnes raisons de réagir dans les situations qui laissent d’autres dans l’affliction) autant qu’il fait preuve d’ingéniosité pour se tirer d’un mauvais pas et tirer le meilleur parti des circonstances favorables. C’est un grand agile, en somme !

Peut-on devenir « sérendipiteux » tendance « zadigace » ?

On se verrait bien, comme les princes de Serendip, comme Zadig, comme les découvreurs des Amériques ou de la pénicilline et les inventeurs du Post-it (du micro-ondes, de la bande Velcro, du Viagra…), devenir d’excellent-es « sérendipiteux-ses » capables de formidables innovations. Mais peut-on causer ce qui est par nature casuel ? Peut-on fabriquer de l’accident heureux, quand il semble aussi de notre responsabilité de faire le maximum pour empêcher les accidents tragiques ? Est-il vrai d’ailleurs, comme le dit la formule proverbiale, que « les occasions se provoquent » ?

Au fond, la question n’est pas tant de savoir si nous avons la possibilité de créer les « bons » accidents que d’instruire notre regard et nos réactions quand ils se produisent. Savons-nous repérer qu’ils ont peut-être du bon ? Sommes-nous capables de regarder ce qui ne répond pas comme nous le voudrions autrement que comme des résistances ? Savons-nous interpréter l’apparent échec non pas une défaite et moins encore un fiasco que comme une opportunité d’apprendre ? Ose-t-on suffisamment, face à ce qui nous parait anomique (voire « aberrant » comme le disait King Merton), expérimenter de toutes autres façons de voir pour entrevoir que c’est peut-être bien la clé de nos énigmes fondamentales ?

Une vraie disponibilité d’esprit, faite de curiosité sincère, de capacité à accueillir le ressenti et le pressenti et à multiplier les inspirations, est bien la première condition de la sérendipité. Ce n’est pas la seule cependant, car « l’autre regard » ne devient innovation que par induction, c’est à dire en faisant appel à la logique d’un raisonnement à la fois méticuleux et ouvert, poursuivant avec rigueur une méthodologie tout en étant capable de mettre en cause cette même méthodologie.

Autrement dit, la sérendipité, c’est le mariage heureux de l’intuition (et avec elle des émotions, de la fantaisie, des singularités) et de la raison (et avec elle la méthode, la conceptualisation, l’argumentation) … Alors peut-être est-ce aussi le début d’une noble définition de l’esprit critique.

Marie Donzel

NDLR: Une partie de cet article a été précédemment publié sur le web magazine du programme Eve

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