Marie Donzel
Marie Donzel
3 janvier 2023
Temps de lecture : 7 min

« Le dilemme du Monopoly »*

Pour comprendre les enjeux de l’innovation sociale

Peut-on changer les règles du jeu sans changer la nature du jeu… Et sans décourager les joueurs ? « Le dilemme du Monopoly »* propose une grille d’analyse pour lire cette problématique dans le cadre de l’innovation sociale et plus généralement du « change ».

Tout a bien commencé, en ce dimanche automnal où, avec quelques proches, vous vous êtes lancés dans une partie de Monopoly. Le joueur ✈️  a acquis la rue de la Paix, négocié les Champs Élysées et bâti maisons puis hôtels sur ses propriétés légitimement acquises grâce à la combinaison chance-stratégie. Envoyé en prison par une autoritaire carte « Caisse de Communauté », ✈️ s’est dit qu’il serait pas mal pendant trois tours à l’ombre et à l’abri de tomber sur le tunnel Villette-Pigalle miné d’hôtels plantés là par d’autres joueurs.
Parmi ceux-là, voilà que le joueur ⛵️, d’un magnifique double 6, atterrit sur la rue de la Paix !   

– Ouais, mais, hé hé hé, on ne paye pas les loyers à un joueur en prison.
– Comment ça, bien sûr que oui, on paye les loyers à un proprio en taule !
– Nan, mais, arrête, si on fait ça, c’est carrément une aubaine pour les mafieux : tu continues à faire du business tranquillou en étant bien protégé en cabane, et puis quoi encore ?
– Moi, dans ma famille, on a toujours payé les loyers quand le joueur est en prison, sinon vas-y pour sa réinsertion !
– Moi, dans ma famille, on paie pas dans ce cas-là.
– Moi dans ma famille, on jouait pas au Monopoly parce que c’était un jeu réputé amoral.
– Bouge pas, je demande à Google la VRAIE règle du jeu.

Et là, il y a débat. Débat enflammé même entre ceux qui affirment sans sourciller que OUI, on paie les loyers aux prisonniers et que ça fait même partie des astuces qui donnent son sel au jeu et ceux qui affirment que NON, depuis la réforme de 2014 du Monopoly on n’enrichit pas les délinquants qui font de l’anti-jeu en squattant leur cellule VIP. 

Ainsi s’énonce « le dilemme du Monopoly »* : la règle du jeu est-elle une donnée externe considérée comme comprise a priori (façon « nul n’est censé ignorer la loi ») même si l’on fait l’expérience a posteriori de la conflictualité, voire de l’amoralité qu’elle induit (tant pis, fallait pas signer sans lire les petites lignes) ou bien la règle du jeu ne trouve-t-elle son véritable sens que dans la compréhension et l’adhésion de ceux qui sont autour de la table ? 

A quel moment (ne pas) questionner les règles du jeu ?

Premier enseignement du Monopoly : on ne questionne pas la règle du jeu en situation de conflit à enjeu si fort qu’il n’y a à peu près aucune chance pour que l’une ou l’autre des parties impliquées cède gentiment d’un « ha ! Je savais pas que la règle, c’était ça. C’est avec plaisir que je t’abandonne 2000 balles ».

Il n’est jamais inutile en début de partie de rappeler les grands principes du jeu, les règles applicables aux situations les plus sensibles et les modes d’arbitrage en cas de désaccord. Si on transpose au monde du travail, pensez au démarrage de chaque cycle (un projet, un exercice donnant lieu à évaluation, un partenariat, un recrutement…) à vous accorder sur les règles du jeu. Les règles de droit comme celles d’usage. Ça permettra plus tard de s’engueuler dans les règles de l’art ! Et surtout de ne pas tout remettre en question de la relation, voire carrément de la participation, en cas de désaccords.  

Pourquoi changer la règle du jeu ?

Une interrogation reste en suspens : pourquoi la société éditrice du Monopoly fait-elle le choix à l’occasion du 80e anniversaire du célèbre jeu de plateau de faire évoluer certaines règles ? Au Monopoly comme au foot et dans tout autre « jeu » régi par des règles (par extension, le travail, la famille, la vie en collectivités…), une évolution du code arrive par trois voies non exclusives les unes des autres : 

• Une évolution de fait des pratiques et des usages : la règle « rattrape » la réalité qui la menace de désuétude ;
• Une évolution de l’environnement dans lequel s’inscrit le jeu : la règle s’adapte à des nécessités qui dépassent le seul cadre du jeu ;
• Une remise en question de tout ou partie des objectifs du jeu.

Quand l’usage prend plus de poids que la règle :

L’éditeur du Monopoly a fait le choix des nouvelles règles du jeu après avoir sondé ses fans sur Facebook. Une question toute simple leur a été soumise : comment jouez-vous ?

Partant du principe qu’une réforme est d’autant plus légitime qu’elle entérine un état de fait, ce qui met a minima le pragmatisme du côté du réformateur, Hasbro ne prend pas beaucoup de risques en instaurant des changements de règles issus de l’usage. Mais n’allez pas croire que c’est totalement sans risque ni heurt de faire du droit une chambre d’enregistrement du fait. Cette méthode fâche notamment les esprits conservateurs mais aussi ceux qui s’inquiètent de ce que le politique se défausse de son devoir de prendre des partis et d’assumer des décisions en se contentant d’entériner l’usage.

Quand le changement de règles est amené par des exigences extérieures au jeu :

On aurait pu imaginer que notre fameuse nouvelle règle des loyers en prison ait été soufflée aux rédacteurs des règles du Monopoly par la morale : en ce siècle en quête de sens et de transparence, travaillé par l’éthique et la justice, pouvait-on vraiment continuer à enseigner à nos enfants que quand on est riche, il est plus arrangeant d’être un voyou encagé qui ne paiera rien mais verra encore sa fortune grossir au détriment des autres ? Ce n’est pas la motivation avancée par la société éditrice du jeu ici cité en exemple, mais on peut trouver ailleurs des illustrations d’un changement de règles mu par l’éthique ou à tout le moins une volonté d’accélérer un progrès social et/ou environnemental. Typiquement, on peut penser à la règle du 80km/h sur les routes nationales, visant à la fois au renforcement de la sécurité routière et à la réduction des émissions carbone de la circulation automobile. 

Cet exemple doit suffire à saisir que ce n’est pas parce que l’intention est bonne et la motivation juste que le changement de règle sera nécessairement bien accepté. En réalité, le changement de règle inspiré par des exigences extérieures au seul cadre du jeu produit des réactions défensives d’ordre quasi-immunitaire : imposer de la bien-pensance dans le Monopoly, conçu pour le plaisir d’expérimenter la recherche du profit sans états d’âme ni complexe, ce serait comme faire entrer le virus de la gastro-entérite dans estomac amateur de restaus gastronomiques ! C’est peu dire que ça peut gâcher le plaisir.

Changer les règles pour changer l’objectif.

Mais est-il si fou de vouloir réformer le Monopoly dans le sens d’une meilleure prise en compte des défis auxquels le capitalisme est aujourd’hui confronté, à savoir répondre aussi aux enjeux du changement climatique et de la justice sociale ?

Des règles utopiques contre la vérité du capitalisme d’aujourd’hui

Sachez que dès 1986, certains y ont pensé en créant le Tiers-Mondopoly. Mais si ! En tant qu’enfant des seventies élevé par des beatniks, je témoignerai personnellement de mon expérience de cette euh… aventure ! Oubliez le pion de jeu en forme de yacht, de jet ou de voiture de course, vous serez matérialisé sur le plateau par un pion en bois. Et vous serez un paysan dans un pays en voie de développement qui choisira un mode de culture pour espérer s’en sortir et peut-être nourrir sa famille. Le tirage des dés servira à définir un aléa climatique. Si vous avez choisi de vous lancer dans la banane et que la (mal)chance vous envoie une vague de froid, c’est dommage. D’autant que les créanciers s’en tapent le coquillart de vos problèmes de météo, ils veulent que vous honoriez vos échéances et plus vous serez endetté, plus le taux auquel ils voudront vous prêter se rapprochera de l’usure. A la fin du jeu, vous serez ruiné et les autres joueurs aussi, d’ailleurs. Bilan de l’expérience joueur : on ressort pour le moins sensibilisé à la violence des inégalités nord/sud mais passablement déprimé. Et je dois bien l’avouer, avec mon frère et ma sœur, nous attendions que les parents soient couchés pour sortir en cachette le VRAI Monopoly, celui qui était cruel pour le perdant mais bigrement excitant au long de la partie.

La créativité au service de l’innovation sociale

Entre les deux versions du jeu, tout un monde de changement des règles du jeu est possible pour concilier l’énergie compétitive et la préoccupation éthique. On pourrait par exemple imaginer des cartes de communauté avec des taxes destinés à financer des projets environnementaux. On pourrait imaginer que sortir le chiffre 5 au dé oblige à pratiquer des loyers sociaux pendant un tour de jeu. Que pratiquer volontairement des loyers sociaux permet d’avoir une réduction quand on tombe sur les gares.  Que lorsqu’on tombe sur le parc gratuit et qu’on ramasse la mise, en donner la moitié au joueur le moins fortuné permet de choisir la case suivante sur laquelle atterrir. Et si lieu d’aller en prison, on devait payer au titre de travaux d’intérêt général un montant déterminé à tous les autres joueurs ? Et pourquoi pas nationaliser les compagnies des électricités et des eaux ? Alors, les sommes dues en tombant dessus abonderaient un fonds de solidarité pour les joueurs en difficultés. On pourrait imaginer qu’un groupe de couleurs soit collectivement géré par plusieurs joueurs soucieux ensemble d’en défendre les intérêts. On pourrait imaginer plein de choses… et le jeu consistant à réinventer les règles du jeu serait peut-être aussi stimulant que le fait de jouer ! 

Alors, partant pour s’engager dans la voie de l’innovation sociale et environnementale qui n’a finalement pas grand-chose à voir avec l’écologie dite punitive ou la justice sociale dite politiquement correcte ?

* Le dilemme du Monopoly est un concept développé par la société Alternego. Les règles (du jeu) en vigueur en matière de propriété intellectuelle exigent que tout utilisateur du concept fasse mention du copyright (c) Alternego – 2022. Étant entendu que si vous voulez jouer avec nous ou avec d’autres à partir de ce concept, vous pouvez nous contacter pour établir un partenariat dont nous pourrons définir ensemble les règles…

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