Sophie Berlioz Marie Donzel
Sophie Berlioz
Sophie Berlioz
Marie Donzel
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Les auteurs.es
18 juin 2018
Temps de lecture : 6 min

Corrigé BAC Philo 2018 : « Éprouver l’injustice, est-ce nécessaire pour savoir ce qui est juste ? »

Ce lundi 18 juin, 753.000 lycéen·ne·s planchaient sur la traditionnelle épreuve de philosophie introduisant le nouveau millésime du baccalauréat. Comme elles et eux, Sophie Berlioz (Docteure en philosophie et consultante) et Marie Donzel (Experte en innovation sociale et manager) se sont prêtées à l’exercice et vous livrent leur copie en répondant au sujet de la filière S : « Éprouver l’injustice, est-ce nécessaire pour savoir ce qui est juste ? ». Car oui, au delà du bac, la philosophie a bien sa place entreprise !

 

La justice est-elle une affaire d’expérience, de ressenti subjectif ou la justice renvoie-t-elle au contraire à un principe inconditionnel en vertu duquel chaque être humain doit traiter autrui comme son égal, comme une fin et non pas comme un moyen ?

La tension entre ce qui relève de la subjectivité, « éprouver l’injustice », et entre ce qui relève de la connaissance, du savoir objectif de « ce qui est juste », est au cœur de la problématique du sujet. En effet, la question nous invite à réfléchir sur le besoin « nécessaire » de faire l’expérience de l’injustice pour avoir accès à la connaissance de la justice, à la connaissance de ce qui est juste.

Pour répondre à cette problématique il nous faudra opérer les éclaircissement et distinctions suivantes :

  • La justice est-elle un principe ou une loi morale indépendante de l’expérience ?
  • La justice relève-t-elle du droit naturel (droit dont dispose chaque être humain en vertu de ce qu’il est) ou du droit positif ?
  • Le droit positif, c’est-à-dire l’institution de la justice, nait-il de notre expérience de l’injustice à l’œuvre dans l’état de nature ?
  • Si oui, l’institution d’un droit positif édictant les principes de justice nous permet-elle d’avoir une connaissance de ce qui est juste ? Comment peut-on avoir la certitude que les principes édictés sont vraiment justes ?

Les notions mises en œuvre :

  • Égalité, inégalité et principes de justice
  • Justice et morale
  • Justice et politique
  • Justice et équité

1.La justice comme loi morale en moi : le juste et l’injuste est en général un fait conforme ou non conforme au devoir

  • La justice est une affaire de déontologie : je n’ai pas besoin d’expérimenter l’injustice pour savoir ce qui est juste et obéir aux principes de justice. Cela relève de mon identité, indépendamment de mon parcours et de mon expérience singulière.
  • De la même manière que l’identité de l’entreprise se confond à son code éthique, sa charte des règles et des valeurs. Par l’adhésion, je m’y engage. La justice serait alors affaire d’honneur, voire de fierté d’appartenance.
  • La justice relève du devoir, de la morale ou encore d’un code de déontologie : je peux avoir accès à la connaissance de ce qui est juste indépendamment de mon expérience de l’injustice ou de mon rapport à autrui
  • Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs: « Agis de telle sorte que la maxime de ton action puisse être une règle universelle de la nature » ; « Traite ton prochain toujours comme une fin, jamais comme un moyen » ; « Je vois le ciel étoilé au- dessus de moi et la loi morale en moi »,
  • Pour Kant, ce qui est juste relève du devoir, la loi morale est inconditionnelle et au fondement de ce qui définit mon humanité : je suis la morale.

Objections à (1)

  • L’expérience me montre que le principe universel de nature humaine peut ne pas s’appliquer dans la réalité. Pris en contexte, je fais l’expérience de la non-application de cette maxime universelle. Par exemple, dans mon entreprise, je constate des situations d’injustice : un licenciement abusif malgré l’existence d’une charte des valeurs inconditionnelles du Groupe, en rentrant chez moi, je constate la pauvreté, des êtres humains en situation de détresse même s’il existe un droit universel qui énonce que nous sommes tous libres et égaux en droit….
  • Ainsi, les principes de justice énoncés ne sont-ils pas des règles formelles dotées d’un pouvoir tout relatif lorsqu’on les examine à la loupe de l’expérience ?
  • Je constate en effet que les règles du devoir, appliquées en contexte, peuvent ne pas être opérantes et risquent de se transformer en droit formel, c’est-à-dire un droit vide d’effets. (Voir l’exposé des droits formels dans la Question Juive de K. Marx)
  • Un exemple de l’entreprise : un socle juridique complet et des corpus d’actions en faveur de l’égalité professionnelle ne rendent pas effective l’égalité entre les femmes et les hommes dans le monde du travail.

Paradoxes: si les principes de justice sont inconditionnels et universels, ils peuvent ne pas s’appliquer dans la réalité et s’accommoder de situations d’injustice, c’est-à-dire d’inégalités de traitement en deux êtres égaux.

  • La justice comme devoir n’est donc pas suffisante pour définir ce qui est juste car l’expérience me montre ou me fait éprouver des situations d’injustice qui contreviennent aux principes de justice en vertu duquel « tous les êtres humains sont libres et égaux en droit ».

2. Du droit naturel au droit positif : instituer les principes de justice pour réguler les inégalités

  • La justice n’est pas affaire de devoir : il s’agit d’une instance instituée pour lutter contre la guerre « de tous contre tous », cet état de nature où c’est la loi du plus fort qui fait foi et où le principe de domination du plus fort par le plus faible est à l’œuvre. Le contrat social nait de la nécessité de la paix.
  • Ainsi, c’est parce que je fais l’expérience de l’injustice que je peux décider de céder mes droits naturels à une instance tierce, un Etat voire à la Justice, chargés de mettre de l’ordre dans la société.
  • Voir Hobbes, Le Leviathian « Aussi longtemps que les hommes vivent sans un pouvoir commun qui les tient en respect, ils sont dans cette condition qui se nomme la guerre de chacun contre chacun » ; « l’intérêt et la crainte sont les principes de la société et toute morale consiste à vivre selon son bon plaisir »
  • L’ordre nait donc de situations d’inégalités et d’injustice et du transfert de son droit naturel à l’État pour sortir de l’état de guerre et vivre protégé.

Paradoxe: la justice repose sur l’injustice en vertu de laquelle chacun cède son droit à disposer de sa propriété pour pouvoir vivre en paix.

  • La justice est une instance instituée par les hommes, elle n’est pas naturelle mais elle nait de la nécessité de réguler des situations d’injustice et d’inégalités qui sont vécues par les hommes à l’état de nature. Le droit naturel de l’état de nature génère des guerres des uns contre les autres, l’inégalité des plus faibles par rapport aux plus forts ; en ce sens on peut dire que c’est l’expérience de l’injustice nous amène à instituer la justice.

Objections à (2) :

  • Toutefois, instituer la justice pour remédier aux inégalités et à l’injustice de la domination des plus forts sur les plus faibles, est-ce savoir ce qui est juste ? Est-ce vraiment accéder à la connaissance ou la vérité de ce qui est juste ?
  • De fait, transférer ces droits au Leviathan ne nous dit pas ce qui est juste, précisément car la justice est instituée par le Leviathan qui a tous les pouvoirs et nous impose sa vision de la justice au risque de devenir totalitaire ?

3.Les fondements de la justice et la position originelle, à l’interface du subjectif et de l’objectif

  • Pour établir les deux fondements de la justice sociale, J. Rawls dans la Théorie de la justice procède à l’expérience de pensée qu’il appelle la position originelle. Tous les êtres humains d’une société donnée sont réunis et, soumis à un voile d’ignorance, doivent décider des principes qui détermineront les structures de base de leur société.
  • Dans la position originelle, deux principes de justice émergent :
    1. À chaque citoyen est garanti un régime totalement adéquat de libertés de base, ce qui est compatible avec le même schéma de libertés pour tous les autres ;
    2. Les « inégalités » sociales et économiques doivent satisfaire à deux conditions :
      • Pour le plus grand bénéfice des moins favorisés (principe de différence) ;
      • Associé à des positions et occupations ouvertes à tous (principe d’équité).

Pourquoi se référer à cette expérience de pensée pour notre sujet ? Car il s’agit d’une expérience de pensée qui met en situation et fait éprouver à chacun l’expérience possible de l’injustice pour le faire accéder à la connaissance du juste.

 

Sophie Berlioz & Marie Donzel, lauréates d’un jour.

 

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