Valentine Poisson Patrick Scharnitzky
Valentine Poisson
Valentine Poisson
Patrick Scharnitzky
Patrick Scharnitzky
Les auteurs.es
25 mai 2020
Temps de lecture : 15 min

AUTOCENSURE : en finir avec les idées reçues !

Depuis une vingtaine d’années, les paradigmes du plafond de verre attribuent aux femmes la responsabilité d’une part des inégalités professionnelles en pointant du doigt leurs réflexes d’autocensure, sans que peu de travaux scientifiques aient apporté de preuves significatives à cette idée selon laquelle elles « oseraient » moins. Afin de vérifier ce qu’il en était vraiment et d’analyser la question de l’autocensure sous d’autres prismes, le département Recherche & Études d’AlterNego a conduit une vaste étude interrogeant près de 1500 salarié·e·s de quatre secteurs différents. Patrick Scharnitzky, docteur en psychologie sociale et Valentine Poisson, consultante spécialisée diversité & inclusion, révèlent et décryptent les résultats de cette étude.

L’égalité femmes/hommes est un thème majeur au sein des problématiques de diversité. Il s’articule autour de trois axes :

  1. La mixité dans tous les métiers et dans les deux sens, avec l’enjeu d’un équilibre en nombre au service de la performance collective ;
  2. Le sexisme, ordinaire ou non, dont sont victimes les femmes, propulsé depuis 2 ans par l’élan Me Too, consolidé par le cadre légal et relayé par des initiatives inter-entreprises ;
  3. L’égalité de traitement, dont la partie visible concerne les salaires. Mais c’est aussi le recrutement et surtout aujourd’hui l’évolution des carrières qui amène les femmes à se cogner la tête contre le fameux plafond de verre.

Cette limite, qui se situe en France entre le management de proximité et le top management (autour de la quarantaine, si on la ramène aux catégories d’âge), provoque une série de dégâts personnels (inéquité, sentiment d’injustice, démotivation…) et systémiques (volatilité des talents, perte d’attractivité et donc de performance, conflits dans les équipes…).

Deux explications traditionnelles sont avancées pour expliquer le plafond de verre :

  1. Certains hommes qui, dans le confort de l’entre-soi, ne laisseraient pas monter les femmes – au mieux de façon inconsciente – dans le fauteuil molletonné de leurs stéréotypes de genre…
  2. Et certaines femmes qui, convaincues qu’elles ne peuvent pas prétendre à ces fauteuils du pouvoir, renonceraient à faire exister leur voix lors des négociations salariales, pour candidater sur des postes de top management ou dans les réunions. Cette seconde hypothèse a fait son chemin depuis une décennie sous le terme d’autocensure.

L’autocensure est alors définie comme un comportement empêché par un sentiment d’imposture ou d’infériorité au regard des attentes d’un rôle, d’un poste ou d’un niveau de rémunération. Mais les débats et les actions sur cette question de l’autocensure depuis dix ans sont quasiment tous contraints dans une vision biaisée et parcellaire.

  • On a trop longtemps réduit le sujet de l’autocensure à celui des femmes, comme si par définition, elles étaient les seules menacées par ce fléau car elles en possèderaient le gène porteur. Mais ne peut-on pas imaginer que l’autocensure soit le résultat d’un effet de stigmatisation du groupe auquel on appartient ? Dans l’environnement du luxe par exemple, on peut raisonnablement imaginer que certaines personnes puissent s’autocensurer sur le critère de l’attractivité physique du fait de codes fortement associés à la beauté. Dans une entreprise jeuniste, les seniors pourraient renoncer à demander des formations ou à candidater à certains postes. Dans une organisation très masculine, les hommes ne correspondant pas aux codes virilistes pourraient avoir du mal à quitter une réunion pour aller chercher les enfants à l’école. Et que dire des personnes employées à temps partiel qui s’interdisent d’imaginer, à tort ou à raison, un poste à haute responsabilité, car ils sont tous occupés par des personnes travaillant 60 heures par semaine ? Les expériences en psychologie sociale montrent même que l’autocensure intellectuelle est possible chez un public « dominant » quand il est évalué sur un critère sur lequel on le perçoit comme peu compétent. On comprend donc que l’autocensure est une problématique systémique qu’il faut traiter de façon transversale, en interrogeant les causes structurelles : les normes, la cooptation, l’impossibilité de ne pas être d’accord, ou encore le confort de la reproduction des schémas.
  • On a réduit son explication à des causes endogènes (c’est à dire à la personnalité), et essentiellement au manque de confiance en soi. Les femmes s’autocensureraient parce qu’elles manquent de confiance en elles. Elles seraient donc responsables de leur autocensure et donc de leur plafond de verre. CQFD ! Mais peut-on sérieusement limiter la responsabilité de ce plafond de verre à une attitude individuelle ? S’autocensurer revient à se priver d’opportunités, de reconnaissance, de consonance et accessoirement d’un meilleur confort de vie. Comment alors ignorer le poids du cadre, des normes, de l’histoire et du rapport de force entre les groupes, quels qu’ils soient ?

Ces deux prismes réducteurs ont eu pour effet d’alimenter la thèse essentialiste que la différence anatomique entre les hommes et les femmes se superpose à une différence de compétences professionnelles et de profils psychologiques, avec pour conséquences :

  • D’enfermer les femmes dans le piège circulaire de l’auto-persuasion (« c’est vrai que je manque parfois de confiance en moi… ») ;
  • Et de justifier les stéréotypes des hommes envers elles (« puisqu’elles le disent elles-mêmes, c’est que c’est vrai ! »), ce qui mécaniquement réalimente la pompe de la discrimination.

Sur cette thèse, on a déployé des actions d’accompagnement des femmes pour les aider à (re)prendre confiance en elles, dans un plaidoyer de l’ « oser » être soi… Ce qui nourrit et chauffe les piscines de certains coachs, dont certains ne sont mus que par l’intérêt financier ou idéologique qu’ils en tirent, voire les deux à la fois.

Mais ne sommes-nous pas allés trop vite en besogne ? N’a-t-on pas sauté l’étape qui consisterait à vérifier ces deux postulats ? Dit autrement, peut-on s’autocensurer quand on est un homme et peut-on s’autocensurer même quand on a une bonne image de soi ? En effet, l’autocensure est depuis plus de dix ans beaucoup présentée, parfois décriée, parfois expliquée mais jamais démontrée.

Il nous est donc apparu nécessaire de produire des données factuelles sur ce sujet de l’autocensure des femmes, en testant les deux hypothèses suivantes par le questionnement et les propos déclaratifs :

  1. Le genre est-il le seul critère d’autocensure ?
  2. Cette autocensure est-elle uniquement fondée sur des facteurs endogènes ?

L’ÉTUDE

Nous avons développé un questionnaire qui a été soumis en 2019 à 4 entreprises issues de secteurs professionnels différents (automobile, technologie, immobilier et communication). Nous avons enregistré au total 1492 réponses pour un échantillon que nous avons analysé au regard de quatre variables : le genre (57% de femmes et 43% d’hommes) ; la position hiérarchique (29% de managers et 71% de non-managers) ; l’âge (24% de 20-35 ans, 45% de 36-50 ans et 31% de plus de 50 ans) et enfin le secteur d’activité, comme énoncé plus haut.

QUELS RÉSULTATS MAJEURS ?

1. Une autocensure qui concerne tout le monde

D’entrée, nous avons interrogé les répondants sur leur sentiment de s’autocensurer ou non, sans mentionner de critère particulier lié à cette autocensure. 40% des femmes… Mais aussi 35% des hommes ont confirmé se sentir concernés !

Dans une entreprise, c’est donc plus de 38% des salariés qui disent s’autocensurer. Voilà qui en dit long sur la perte d’énergie et de potentiels que cela représente à l’échelle du système entreprise. Et quand on explore plus précisément les fondements de cette autocensure, on constate deux résultats contre-intuitifs sur le champ des diversités :

  • Les critères de la diversité sont faiblement notés, ce qui montre que les répondants ne fondent majoritairement pas leur autocensure sur leur appartenance à des groupes minoritaires et/ou stigmatisés au sein de l’entreprise ;
  • Avant le genre, le premier critère de diversité générant de l’autocensure est celui de l’âge, pour 37% des répondants déclarant s’autocensurer. L’autocensure fondée sur le genre ne concerne en effet « que » 26% des femmes… Comme 16% des hommes !

2. Le rôle prépondérant joué par la hiérarchie et le management

Bien au-delà des critères sociodémographiques, c’est bien la question de la position hiérarchique qui est en cause dans l’autocensure, pour près de 75% des répondants déclarant s’autocensurer. Ainsi, on s’autocensure beaucoup plus du fait du poids de la hiérarchie que pour n’importe quelle autre raison constitutive de l’identité sociale.

Dans deux entreprises de l’étude, nous avons questionné plus de 400 femmes sur leur perception du management et nous avons corrélé leurs réponses avec leur sentiment d’autocensure. Résultat : plus les répondantes considèrent que le management est inclusif et moins elles disent s’autocensurer. Notamment :

  • Moins les répondantes ont le sentiment que le management valorise les idées nouvelles (-0,31 d’indice de corrélation) et ne favorise pas la liberté d’expression au sein de l’équipe (-0,32) et plus elles déclarent ne pas oser exprimer une opinion différente de leur N+1.
  • Moins elles ont l’impression que leur management est soucieux du bien-être de chacun (-0,33) et promeut l’équilibre des temps de vie (-0,33) et plus elles vont avoir le sentiment de s’autocensurer pour demander un aménagement de leur temps de travail.
  • Enfin, plus elles ont l’impression que leur management est discriminatoire (-0,33) et plus elles vont s’autocensurer pour faire remonter une situation de sexisme.

Le pouvoir est néanmoins un bon remède ad hoc contre l’autocensure… Et surtout pour les femmes. Nous avons en effet comparé les déclarations d’autocensure en fonction de la position occupée dans l’entreprise. Alors que les employé·es et managers ne diffèrent pas vraiment à ce niveau (39% de déclaration d’autocensure pour les premiers contre 37% pour les seconds), ce taux dégringole quand on interroge les dirigeant·es. Même si on peut concevoir un contre-effet de désirabilité sociale, seulement 18% d’entre eux déclarent s’autocensurer.

Surtout, alors que chez les employé·es et managers, les femmes sont légèrement plus nombreuses (+ 5 points de déclaration d’autocensure que les hommes en moyenne), la tendance s’inverse à la strate dirigeante. 15% des dirigeantes et 21% des dirigeants disent s’autocensurer. Cela illustre parfaitement le mécanisme du plafond de verre : celles qui arrivent à dépasser cette barrière invisible déploieraient un rapport au pouvoir plus décomplexé que les hommes, bien que la pertinence de cette analyse soit limitée par le faible nombre d’hommes et de femmes dirigeant·es interrogé·es. Ce résultat peut aussi être interprété dans le sens d’une virilisation des femmes quand elles atteignent les instances de direction d’une entreprise.

3. Une autocensure systémique

Nous avons analysé les causes que les répondants évoquent pour expliquer leurs comportements d’autocensure. Pour ce faire, nous leur avons proposé une liste de causes endogènes et exogènes potentiellement source d’autocensure sur lesquelles ils devaient attribuer un score allant de « 0 : pas du tout d’accord » à « 10 : tout à fait d’accord ».

On constate que contrairement aux idées reçues, qui expliquent l’autocensure par des causes endogènes (manque de confiance en soi et en ses compétences notamment), les répondants de notre enquête, quel que soit l’environnement professionnel sondé, se rapportent en premier lieu aux causes exogènes de l’autocensure : « Parce que j’ai le sentiment que ma demande ne sera pas entendue » (6/10) et/ou « Parce que j’ai le sentiment que je ne serais pas soutenu dans ma demande » (5,6/10). Les répondants ont ainsi le sentiment que leur autocensure se joue d’abord au niveau de la relation interindividuelle. À l’inverse, le manque de confiance en soi est « seulement » scoré 4/10 et le fait de douter de ses compétences 3,7/10. Cela rebat les cartes des actions à mener pour lutter contre l’autocensure : si toutes les actions destinées à renforcer la confiance en soi restent utiles car selon nous cette autocensure s’inscrit dans un cadre systémique, elles ne doivent pas reléguer au second plan les actions à mener au niveau relationnel, et notamment managérial.

Les femmes inscrivent des scores plus élevés que les hommes sur toutes les causes évoquées de l’autocensure, et plus particulièrement sur le sentiment qu’elles ne seraient pas soutenues par leur hiérarchie (+1,8 point). Il est intéressant de constater que c’est sur le sujet de la remise en cause des compétences qu’il y a le plus faible écart de perception entre les femmes et les hommes.

4. Le poids de la culture d’entreprise

Afin de montrer l’impact du contexte et de la valeur sociale accordée aux deux genres, nous avons analysé les réponses en fonction du secteur d’activité. Le premier résultat porte sur l’écart moyen de perception d’autocensure entre les femmes et les hommes selon les secteurs. Sur des échelles de scores sur 10 points, cet écart est de 0,7 point en moyenne dans les secteurs de l’immobilier et de la communication et de 1,5 point pour l’automobile et le secteur de la technologie. Cela montre que plus un secteur est mixte, plus on limite l’autocensure au global… Et surtout, plus on réduit les écarts de sentiment d’autocensure entre les femmes et les hommes.

La seconde analyse concerne l’impact perçu de la position hiérarchique sur l’autocensure. Alors que dans l’entreprise de l’environnement immobilier, les femmes sont plus nombreuses à identifier cette cause de l’autocensure (+11 points de pourcentage que les hommes sur « Je m’autocensure à cause de ma position hiérarchique »), c’est l’inverse qui se produit dans l’entreprise du secteur plus féminisé de la communication (-9 points de pourcentage par rapport aux hommes).

Un autre résultat stupéfiant concerne l’âge et met en évidence le poids de la culture d’entreprise. Dans l’entreprise du secteur de la communication, les plus jeunes rapportent très nettement plus leur autocensure à leur position hiérarchique (87% des répondants de la génération Y évoquent la position hiérarchique comme facteur d’autocensure contre 52% des répondants de la génération X). À l’inverse, les X sont 65% à évoquer leur âge comme frein dans cette culture « jeuniste » contre 55% de la génération Y. En somme, tout le monde y perd.

5. Des situations d’autocensure protéiformes

Nous avons aussi questionné les répondants sur les situations dans lesquelles ils peuvent s’autocensurer. Et c’est la négociation d’une augmentation ou d’une prime qui lève les plus forts boucliers qui empêchent d’oser (5,3/10 contre 3,8/10 pour la moyenne de toutes les situations). Le fait d’ « Exprimer une opinion différente de celle de son N+1 » semble également être problématique (4,3/10) au global.

Concernant les différences de perception femmes/hommes, on voit de nets écarts : sur toutes les situations, les femmes déclarent s’autocensurer davantage que les hommes, et particulièrement sur la question de la négociation de sa rémunération (1,9 point d’écart). Ce décalage peut s’expliquer par le fait que compte tenu des dynamiques de plafond de verre, les N+1 sont majoritairement des hommes. Dans la logique d’un entre-soi, il semble donc moins difficile en tant qu’homme de négocier son salaire avec un homme que lorsqu’on est une femme. Mais les focus groupes que nous avons réalisés en parallèle du questionnaire ont aussi mis en avant une forme d’internalisation des femmes, comme l’illustre le verbatim de cette salariée :

« Cela ne sert à rien que je demande car compte tenu de la situation économique ma demande va être rejetée, donc je ne vais pas demander » 

Cette internalisation des femmes s’oppose à une certaine audace masculine :

« Je demande quand même, et on verra ce que l’on me répondra »
« Il est impossible que je prononce une phrase comme « puisqu’il n’y a pas d’augmentation, je ne demande pas. » 

On retrouve un écart fort sur la question de l’aménagement de son temps de travail (+ 1,6 point chez les femmes). Elles chercheraient ainsi à ne pas confirmer le stéréotype selon lequel elles ont plus de contraintes familiales et domestiques que les hommes. Dans une quête de légitimité et de preuve de leur investissement dans la sphère professionnelle, elles oseraient en effet moins demander du temps partiel, du télétravail, des horaires de réunion permettant de concilier vie professionnelle et personnelle, pour ne pas renforcer les stéréotypes des hommes et ainsi manquer des opportunités de carrière.

6. Le sexisme, un facteur aggravant

Dans deux entreprises de l’étude, nous avons questionné près de 300 femmes sur le sentiment de sexisme dont elles sont victimes dans l’entreprise et nous l’avons corrélé avec le sentiment d’autocensure. Les résultats indiquent des corrélations fortes entre tous les indicateurs. En effet, plus les femmes ont le sentiment de subir des blagues sexistes (+0,40 d’indice de corrélation), d’être exposées à un vocabulaire guerrier sexiste ou sexuel (+0,44) et surtout, de ne pas recevoir la même considération que les hommes (+0,51), et plus elles disent s’autocensurer. On peut dès lors supposer que l’expérience de situations défavorables alimente l’autocensure.

Ces résultats semblent logiques mais ils montrent à quel point un climat sexiste n’a pas d’effets délétères que sur les femmes qui en sont directement victimes. Il induit un repli sur soi des femmes qui peuvent percevoir cet état de fait comme étant une norme contre laquelle il est impossible de lutter. L’expérience, ou simplement la perception d’un sexisme systémique induit donc un sentiment général de parole empêchée.

Cette analyse est confirmée par les corrélations que nous avons également calculées entre les perceptions du sexisme et les différentes causes d’autocensure. Celles-ci sont très fortes sur les causes exogènes d’autocensure (+0,43 d’indice de corrélation en moyenne), alors qu’elles sont quasiment nulles donc non prédictives sur les causes endogènes (+0,07). Cela montre une nouvelle fois que l’autocensure est bel et bien davantage la conséquence du management que celle du genre.

7. Des Y pas si audacieux que ça ou plus exigeants ?

Nous avons défini trois catégories d’âges renvoyant peu ou prou aux trois générations présentes en entreprise : la génération Y (20-35 ans), la génération X (36-50 ans) et la génération Baby-Boomers (plus de 50 ans). Même s’il y a une confusion entre l’âge et le statut hiérarchique, ce sont les plus jeunes qui déclarent davantage s’autocensurer, ce qui peut paraître paradoxal compte tenu du stéréotype selon lequel les Y sont particulièrement audacieux.

C’est seulement sur la question de prendre la parole en réunion que les plus jeunes semblent confirmer le stéréotype de « l’audace ». Mais cela montre encore une fois que les causes majeures de l’autocensure sont exogènes. Si les plus jeunes, prétendument plus audacieux, disent s’autocensurer davantage, c’est qu’ils évoluent probablement dans des environnements peu reconnaissants du fait de leur âge, comme semble le confirmer ces verbatims issus de nos focus groupes :

« Dans 3 ans je me sentirai plus légitime pour parler. »
« Tant qu’on n’est pas sûr d’avoir une idée géniale, on ne l’ouvre pas. »
« On m’a fait sentir un manque de légitimité au début : « la petite jeune elle n’y connait rien, qu’est-ce qu’elle fout là ? », une fois que j’ai fait mes preuves ça allait mieux. »

« Je viens d’arriver. Je vais apprendre avant de commencer à l’ouvrir, c’est logique ».

Il convient cependant de prêter attention au seuil subjectif que chaque génération définit implicitement pour qualifier un acte d’autocensure. Il se peut en effet qu’après 20 ans passés dans une entreprise à ne pas oser prendre la parole face à son N+1, ce comportement soit internalisé et donc pas perçu comme autocensuré par un X, là ou un Y pourra avoir un seuil de tolérance beaucoup plus bas.

Concernant l’impact différentiel de l’âge sur les femmes et les hommes, les femmes managers de 20-35 ans sont celles qui justifient le moins leur autocensure sur des causes endogènes liées à un manque de confiance en soi (2,8/10) ou de doutes sur leurs compétences (2,7/10). Ce sont elles aussi qui sentent le plus fortement qu’elles ne seront pas entendues (8,0/10) ou soutenues (7,4/10). D’un côté, la plus jeune génération de femmes semble être beaucoup plus en conscience de ses compétences mais de l’autre, elle demeure celle qui s’autocensure le plus. On imagine facilement le degré de dissonance que cela peut produire chez ces femmes, quand elles évoluent dans un environnement masculin… Et la perte que cela représente pour les entreprises, dans la mesure où le mouvement de féminisation de toutes les formations impacte un nombre de jeunes femmes de plus en plus important.

Limite de la méta-analyse sur l’autocensure

Cette méta-analyse comporte néanmoins un écueil de par sa méthodologie fondée sur le déclaratif.  En effet, il existe un risque lié à l’autocensure sur l’autocensure, justifié par des raisons de politiquement correct, de protection vis-à-vis de ses failles et de perceptions potentiellement biaisées par rapport à la réalité.

Nous avons cependant minimisé ces risques par le respect de l’anonymat ou encore par la façon dont sont posées les questions. En outre, même une perception en décalage avec la réalité peut produire des dégâts sur la confiance, la motivation ou l’engagement : une entreprise peut bien, par exemple, n’avoir aucun écart de salaire factuel entre les hommes et les femmes, si les individus de cette entreprise sont persuadés de l’existence d’un écart de 30%, c’est bien cette représentation qui va les (dé)motiver en méconnaissance de la réalité.

SYNTHÈSE

L’autocensure n’est pas liée au simple fait d’appartenir à un groupe de façon essentialiste. L’âge, le genre, la couleur de la peau ne sont pas des critères qui font varier, dans l’absolu, la tendance à s’autocensurer. Il n’y a donc pas de cause endogène majeure pour expliquer ce phénomène. En revanche, si le groupe en question est mis à l’écart dans un écosystème donné, du fait de sa taille et/ou du pouvoir moindre dont il dispose, cela provoque des effets systémiques de stigmatisation. Les causes identifiées de l’autocensure sont alors clairement exogènes : le management, le rapport à la hiérarchie, les stéréotypes, la confiance dans le discours et le sentiment de sexisme ambiant. De fait, les femmes déclarent davantage que les hommes s’autocensurer sur le critère du genre, précisément parce que l’environnement est masculin et plus il l’est, plus l’écart est important, ce qui alimente bien notre thèse. Le rapport à la hiérarchie et le modèle managérial constituent bien la base exogène de l’autocensure, qui est potentiellement accentuée par la valeur accordée au groupe d’appartenance dans la culture d’entreprise, dans une logique additive.

Pour agir efficacement, l’entreprise doit lutter contre toutes les formes d’autocensure, chez les femmes comme chez les hommes. Il faut certes accompagner celles et ceux qui en sont victimes par la montée en compétences et, le cas échéant, par un coaching intelligent… Et il faut aussi créer les conditions d’un management ouvert, qui autorise la contradiction, les débats et l’innovation. Mais la première chose à faire – et vite ! – consiste à cesser de dire aux femmes qu’elles s’autocensurent faute de confiance en elle… C’est en effet le meilleur moyen pour que cela se produise !

Valentine POISSON & Patrick SCHARNITZKY

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