Marcos Fernandes
Marcos Fernandes
28 janvier 2020
Temps de lecture : 5 min

C’est quoi la « grève du genre » ?

La grève est un outil de négociation et de protestation. Un moyen pour les citoyen·nes d’imposer leur voix et de demander un dialogue avec leurs supérieur·es. L’action des grévistes est caractérisée par la privation d’une force de travail pour l’employeur et/ou pour le fonctionnement de l’entreprise ou de la vie publique – en n’allant pas travailler ou en limitant ses horaires, on ne fournit plus ce dont la hiérarchie ou les client·es ont besoin. Mais comment fait–on donc la « grève du genre » ? Et pourquoi ?

Qu’est–ce que la « grève du genre » ?

 La notion de « grève du genre » apparaît dans l’ouvrage Homo Inc.orporate, du sociologue Sam Bourcier, qui fait référence au manifeste du groupe militant italien SomMovimento NazioAnale. Pour comprendre ce concept, il est nécessaire de percevoir le « genre » en tant qu’une performance, comme l’adresse la philosophe Judith Butler : nous « jouons un rôle » socialement construit qui nous donne l’image publique d’un homme, d’une femme, d’une personne queer/non binaire, etc.

Pour y arriver, nous nous servons de plusieurs méthodes et outils : notre voix, nos choix vestimentaires, l’usage de maquillage, l’épilation ou la pilosité assumée… Bref, nous construisons chaque jour le « personnage » de notre « scénario ». Je ne suis pas Marcos, concepteur-rédacteur au sein du cabinet AlterNego : je le deviens peu à peu à mesure que ma routine matinale s’installe et que je me consacre à la tâche de me présenter en tant que tel au bureau. Je performe ainsi qui je suis.

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Quand le genre s’introduit dans la fiche de poste…

 Cette performance peut, dans certains cas, être demandée par l’employeur – de façon formelle ou informelle. C’est le cas, par exemple, des hôtes/hôtesses d’accueil qui font l’objet d’un contrôle préétabli de leur apparence (concernant notamment la façon dont elles·ils vont s’habiller, se coiffer…). Ou des agents de sécurité, (très) souvent des hommes performant une hyper–masculinité – par le biais des muscles exposés à travers les T-shirts moulants – dans le but d’imposer du respect, voire d’inspirer de la peur.

Sans oublier les personnes non-binaires, queer ou tout simplement ayant un style non conforme aux normes de genre. Celles-ci sont « tolérées » dans un environnement professionnel lorsqu’elles y ajoutent de la valeur. Au sein d’un établissement se présentant comme « LGBT friendly » ou « urbain/hipster », par exemple. Cela ne veut pas dire pour autant que ces employé·e·s seront protégé·e·s par l’entreprise des agressions concernant leur identité de la part des client·e·s ou de leurs collègues, comme en témoigne le salarié d’un bar – un homme portant du vernis à ongles – dans le podcast Burn Out de France Culture.

La « performance de genre » en débat

La performance genrée, lorsqu’elle devient injonction professionnelle, est contestée depuis quelques années par les salarié·e·s qui la subissent. En 2016, la londonienne Nicola Thorp a été licenciée parce qu’elle ne portait pas de talons pour une mission de réceptionniste en intérim. Elle a lancé une pétition à l’époque pour faire évoluer la législation anglo-saxonne et en finir avec l’obligation du code vestimentaire porteur de stéréotypes genrés.

En 2019, les Japonaises ont utilisé l’hashtag #KuToo – jeu de mots entre « kutsu » signifiant chaussure et « kutsuu » douleur – pour protester contre l’obligation de porter des talons hauts au bureau. Avec le soutien de l’actrice Yumi Ishikawa, 19.000 personnes ont rejoint le mouvement sur Internet. La même année, une pétition au Japon a rassemblé 31.000 signatures contre l’interdiction du port de lunettes pour les femmes (un objet qui, selon la logique sexiste, enlèverait le « charme » des travailleuses devant respecter aux règles strictes de beauté et de présentation de soi).

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En France, il faut s’en remettre à la jurisprudence de « l’affaire Bermuda » de 2003 . Celle-ci permet de comprendre les restrictions que peut poser l’employeur en matière d’apparence physique et vestimentaire. En effet, l’employeur est en droit de contrarier la liberté vestimentaire de ses salarié·e·s, à condition que ces restrictions soient « justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché » (article L1121-1 du Code du travail).

La marge d’interprétation est donc suffisamment large pour être redoutablement floue. Est-ce justifié et proportionné de ne vouloir embaucher que des vendeuses au sein d’une boutique de lingerie ? De ne recruter que des hommes avoisinant les 120kg pour garder l’entrée d’une boîte de nuit ?

En l’espèce, la réalité de ces restrictions évolue en fonction de l’échelle sociale. Les femmes qui occupent des postes dits « à responsabilité » peuvent plus facilement en échapper, comme le pointe la sociologue Isabel Boni–Le Goff dans un article de Libération. En revanche, les employé·e·s du secteur des services, comme les hôtesses d’accueil ou les réceptionnistes, sont censées être prêtes à « réaliser une performance de genre érotisée », selon la chercheuse de l’EHESS. Autrement dit, elles offrent leur « genre » – comme s’il comptait parmi les produits offerts par leur entreprise.

Comment faire la « grève du genre » ?

 La « grève du genre » reprend le principe de toutes les autres pratiques de ce type, c’est–à–dire la privation d’un bien vital pour le fonctionnement d’une activité spécifique. Comme la « grève de la faim » ou la « grève du sexe », la « grève du genre » utilise le corps comme intermédiaire pour faire passer le message.  Cela veut dire que les personnes concernées rendent indisponibles tous les éléments corporels utilisés dans le cadre du travail.

Par exemple, une femme peut décider de ne pas mettre du maquillage pour aller travailler. Un·e salarié·e vu·e comme « alternatif/queer » peut soustraire de son look tout ce qui le·la rend « excentrique ». Tout cela pendant une période de temps limitée, puisqu’il serait impensable de s’écarter d’une présentation de soi. Ou de se priver de certaines caractéristiques de la performance de genre pour longtemps, comme l’affirme Sam Bourcier.

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Pourquoi faire la « grève du genre » ?

La grève est une période transitoire, une parenthèse. Elle s’installe lors d’un conflit d’intérêts, pour se faire entendre et obtenir une solution. La « grève du genre » aurait pour but de dénoncer un système qui exige une mise en scène de soi basée sur des stéréotypes de genre, ainsi que d’engager un dialogue avec la direction/du management sur les obligations implicites  en vue d’une amélioration  des conditions d’inclusion et de la qualité de vie au travail pour tou·te·s.

L’idée est également de mettre en lumière toute la charge mentale derrière la production de(s) genre(s) : tous les efforts « cachés » et tout le temps consacré à la tâche de se préparer pour performer un type préétabli et demandé par l’employeur de « femme », d’« homme » ou de personne « queer/non binaire/alternative ». Sans parler des coûts non remboursés par l’employeur, comme ceux de l’achat de cosmétiques. La vie n’est pas une chanson de Beyoncé : non, on ne s’est pas réveillé·e « comme ça », tout simplement.

La « grève du genre » serait utile pour rappeler les inégalités dans le monde du travail, l’exploration (du genre) des employé·e·s et la discrimination basée sur des caractéristiques physiques et sur l’apparence. Bref, pour déconstruire la vision arbitraire des sexes et des identités de genre.

Marcos Fernandes

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