Sophie Berlioz
Sophie Berlioz
20 novembre 2020
Temps de lecture : 4 min

Enseigner le courage de savoir

« Sapere aude ». S’il y avait une phrase pour dire la finalité de l’enseignement, ce serait celle-là. Celle du poète latin Horace rendue célèbre par Kant dans son essai Qu’est-ce que les Lumières ? « Ose savoir », « Aie le courage de savoir », d’user librement de ton propre entendement. Il s’agit là du but ultime de l’acte d’enseigner : accompagner le développement de la faculté de raisonner de l’élève pour qu’il accède au savoir et le rendre autonome par l’acquisition d’un esprit critique qui ne soit pas soumis aux dogmes.

Enseigner c’est donc éclairer pour libérer des opinions par l’exercice de la raison. Ce travail vise à former l’esprit critique des élèves, leur capacité à raisonner et à argumenter au-delà de leurs préjugés. Instruire c’est « transmettre des contenus de savoir assortis de raisons », c’est-à-dire justifiés par l’état des connaissances, comme le rappelle Claudine Tiercelin, professeur de philosophie au Collège de France pour distinguer l’instruction de la simple expression d’opinions, ou d’informations. Vaste programme à l’heure où les vagues de relativisme, de superstitions fantaisistes ou encore d’obscurantisme, percutent les pensées et les actes jusqu’à la sortie des collèges. Aussi, n’est-il pas inutile de rappeler que l’instruction des enfants constitue un droit non seulement essentiel mais également inaliénable.

L’histoire tumultueuse de l’éducation

De l’Antiquité au Moyen-Âge, de la France des Lumières à l’époque contemporaine, c’est progressivement que l’instruction a pris le tour qu’on lui connaît aujourd’hui. Car ce qui nous paraît naturel aujourd’hui, nos institutions : école, collège, lycée, universités…, ces temples du savoir, résultent d’un long et difficile cheminement en faveur du libre exercice d’une raison libérée des dogmes dans lesquels elle fut longtemps enfermée, transcendant les intérêts de forces politiques ou religieuses. Sans parler de Giordano Bruno brûlé vif pour avoir affirmé que l’univers était infini, rappelons-nous les tourments subis par Galilée lorsqu’il affirmait après Copernic que la Terre tournait autour du Soleil. L’enseignement et l’éducation sont les acquis d’une histoire complexe dont nous sommes aujourd’hui les héritiers et qu’il nous revient de préserver.

S’il fallait situer les prémisses de l’éducation moderne des enfants et jeunes adultes, ce serait moins à la création de la Sorbonne par Robert de Sorbon au 13ème siècle, qu’à l’affirmation d’une éducation humaniste à la Renaissance avec les figures de Rabelais et de Montaigne.

L’éducation humaniste se définit en réaction aux enseignements scolastiques alors dominants. Elle prône un retour aux textes plutôt qu’à leur interprétation symbolique. A la simple mémorisation d’un savoir, elle préfère l’expérience et le développement du géant potentiel qu’est l’enfant. Pourquoi ? Réponse simple et anachronique : on le sait, connaître par cœur le code de la route ne nous a jamais appris à conduire…

Fondée sur le développement des dispositions de l’enfant pour assurer son autonomie, l’éducation humaniste le transforme ainsi en douceur, par un retour aux textes mais aussi par l’expérience et l’éducation du corps. Ainsi pour Rabelais, l’éducation doit suivre la hiérarchie naturelle de l’être humain. D’abord celle du corps avec les disciplines sportives, diététiques et artistiques. Ensuite, l’apprentissage de la langue et de la grammaire et enfin, la gymnastique de l’esprit et l’acquisition du raisonnement.

L’éducation vise alors plusieurs objectifs : la mémorisation comme un soutien à la compréhension et à l’apprentissage et non pas comme une fin en soi ; la lecture des textes anciens pour former ses propres capacités de juger ; l’enseignement des sciences, des règles sociales et du sport. Elle vise moins à remplir l’élève de connaissances qu’à lui permettre de développer ses dispositions naturelles, d’éveiller son esprit à l’exercice d’une pensée libre, en capacité de formuler des jugements éclairés, c’est-à-dire « assortis de raisons », de critères de justification qui ne soient pas des arguments d’autorité. En d’autres termes, « faire une tête bien faite plutôt que bien pleine » comme nous le soufflait Montaigne.

L’idéal d’émancipation des Lumières

Au 18ème siècle, sous l’impulsion des philosophes des Lumières, l’instruction devient un moyen d’accéder aux valeurs supérieures que sont la liberté, la vérité et la raison.

Cette quête des valeurs supérieures requiert, pour l’élève comme pour le maître, du courage, de l’effort et de l’indépendance. Il ne s’agit pas d’une transmission simple ni facile. Du courage donc : comme l’affirme Kant dans Le conflit des facultés, le professeur ou le maître « doit être libre d’examiner et d’apprécier publiquement par la froide raison l’origine et la teneur de tout prétendu fondement d’un enseignement, sans s’effrayer de la sacralité de l’objet dont on revendique le sentiment ». C’est la condition pour assurer la diffusion des Lumières. Mais pourquoi cette faculté de raisonner libérée des dogmes est-elle si essentielle ?

C’est que, par la faculté de raisonner, en tant qu’individu, j’acquiers mon autonomie, j’accède à la majorité pour reprendre le terme de Kant, quittant l’état de tutelle, caractéristique du mineur, soumis par facilité ou lâcheté, aux directives de ses tuteurs. Devenir libre grâce à la pensée.

Enseigner c’est donc initier les conditions pour que l’élève sorte « de l’incapacité de se servir de son entendement sans être dirigé par un autre »[1]. A chacun de faire preuve de courage et de résolution pour s’émanciper. « Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Telle est la devise des Lumières ».

Vive les Lumières, et au travail… !

Sophie Berlioz

[1] Kant, E., Qu’est-ce que les Lumières ?

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