Marcos Fernandes
Marcos Fernandes
26 février 2020
Temps de lecture : 6 min

Fatigue au travail : quels sont les signes et comment la prévenir ?

Nous avons posé 4 questions sur la fatigue en milieu professionnel à Philippe Zawieja, chercheur associé à l’Université de Sherbrooke au Canada, lauréat de l’Académie des sciences morales et politiques et auteur de Que sais-je ? Le burn-out. Le spécialiste nous a expliqué quels sont les signes de ce phénomène au travail et a prodigué des conseils aux managers et aux salariés pour qu’ils puissent le prévenir.

Comment peut-on définir la « fatigue » ?

La définition la moins mauvaise me paraît être celle des dictionnaires usuels. Le Larousse fait ainsi de la fatigue un « état physiologique consécutif à un effort prolongé, à un travail physique ou intellectuel intense et se traduisant par une difficulté à continuer cet effort ou ce travail ». Hormis la dimension « physiologique » de cet état sur laquelle j’émets des réserves, puisque les approches biomédicales échouent à expliquer la fatigue depuis la fin du XIXe siècle (exception faite des progrès faits dans la compréhension de la fatigue musculaire), cette définition souligne deux points essentiels : la subjectivité du phénomène et l’impossibilité perçue de soutenir cet effort.

La subjectivité affleure au travers des notions d’effort et de poursuite de cet effort. L’effort, c’est une tâche dont je sais que la mener va temporairement excéder les ressources maximales que j’engage d’ordinaire pour accomplir une tâche comparable, m’imposant de puiser dans mes réserves. Le rôle de la motivation est ici essentiel : c’est celle du sportif qui « met ses tripes » dans le dernier kilomètre, ou du cadre qui met les bouchées doubles pour finir un dossier. La perception de cet effort résulte d’une double appréciation : d’abord la pertinence et l’innocuité de la tâche pour moi, et dans un second temps, l’état des ressources que la tâche va me demander de mobiliser, voire d’épuiser, ainsi que des bénéfices matériels ou symboliques que je puis attendre de l’accomplissement de la tâche. Ce n’est qu’en cas de déséquilibre entre ce que je vais engager et ce que je vais en retirer que je perçois un effort. Nous sommes, conceptuellement, très proches de certaines théories du stress…

Quant à la soutenabilité et la durabilité de cet effort, elles posent les questions du « seuil de tolérance » et des stratégies qui seront adoptées en cas de dépassement, non seulement à titre individuel — l’écroulement temporaire de la lassitude, la quête de repos et de sommeil, le stress, la résignation, l’indignation, etc. — mais aussi à titre collectif, avec tout le potentiel de révolte que recèle toute fatigue — révolte qui prend le plus souvent la teinte d’une certaine irritabilité, mais qui, poussée à son paroxysme collectif, peut conduire au ras-le-bol social et à la contestation de l’ordre établi…

Pour finir, cette définition semble accentuer la désagréabilité du phénomène de fatigue, oubliant peut-être un peu vite que certaines fatigues peuvent être délicieuses…

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Quels sont les signes d’une fatigue pathologique liée au travail ?

Il faut d’abord rappeler que la fatigue est un phénomène normal, qui cède facilement à la détente, au repos et au sommeil. Il est normal de ressentir une fatigue physique et intellectuelle après une journée ou une courte période de travail longue et intense. Ce périmètre-là est celui des « bonnes fatigues », celles dont je connais la cause, parfois la localisation (un muscle donné) et, surtout, dont je sais qu’elles disparaîtront après un moment de repos. A contrario, les « mauvaises fatigues » sont celles auxquelles je ne parviens pas à trouver de cause précise et à les localiser dans mon corps, surtout celles qui résistent au repos et durent. La chronicité est un critère important pour considérer une fatigue professionnelle comme pathologique.

Cette fatigue s’exprime généralement par des signes à la fois physiques et psychiques. Physiquement, ce peuvent être des gênes diverses (oculaires, auditives, musculaires, ostéo-articulaires…) qui s’estompent ou cessent au repos, mais reprennent en même temps que le travail, ce qui permet de facilement reconstituer un lien de causalité (baisse d’acuité visuelle et travail sur écran, fatigue auditive et bruit, effort physique ou mauvaise posture et trouble musculo-squelettique…). La répétitivité de cette chaîne causale simple doit conduire à consulter un médecin et/ou les services de santé au travail.

Psychiquement, la fatigue peut revêtir plusieurs formes : des modifications de l’humeur et des difficultés à gérer des émotions d’ordinaire sous contrôle, notamment l’irritabilité, l’irrascibilité, qui peuvent « exploser » en altercations verbales ou physiques avec un collègue ou un client, une perte d’empathie, des difficultés d’attention et de concentration, à l’origine de petites erreurs, parfois bénignes quand elles n’amènent qu’à reprendre le dossier (mais qui font du coup entrer dans un cercle vicieux de fatigue !), parfois graves ou dramatiques (erreur médicale), des phénomènes de démotivation et de désengagement — par exemple, typiques du burnout.

D’une façon générale, les sensations de ralentissement, de perte de contrôle ou de désagrément, commençant à évoquer une douleur imprécise, constituent des signaux d’alarme forts, quoique déjà un peu tardifs, d’une souffrance liée à la fatigue.

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Quels conseils pratiques pour prévenir et traiter la fatigue en milieu professionnel ?

Tout dépend évidemment du travail de chacun, mais il est possible d’esquisser quelques pistes générales. D’abord, l’ergonomie offre des approches particulièrement riches pour évaluer et adapter les outils et les espaces de travail et de pause, en laissant s’exprimer l’expérience utilisateurs.

La technique offre depuis longtemps diverses solutions pour diminuer la pénibilité physique d’un poste de travail spécifique (manutention, port de charges, manipulation de patients, etc.). Le télétravail épisodique évite la fatigue du trajet domicile/travail, et les conférences téléphoniques ou visio, celle des trajets en train ou en avion quand les enjeux sont suffisamment limités pour éviter une rencontre physique. Mais par son omniprésence, l’environnement technique est aussi une source de fatigues innombrables, dans la prévention desquelles même les services informatiques et généraux ont leur place : plus prosaïquement que le droit à la déconnexion rapidement entré dans les mœurs, le nombre de salariés irrités, puis épuisés par les ralentissements et pannes à répétition sur leur ordinateur, leur imprimante, leur photocopieur, etc. font contribuer la maintenance préventive à la qualité de vie au travail !

Or, si l’on recourt volontiers à la technologie dans notre civilisation encore positiviste, les fatigues professionnelles les plus sérieuses imposent de revoir les pratiques managériales, par exemple autour du concept de reconnaissance, d’une grande richesse intellectuelle et concrète.

Enfin, une règle de « sagesse » pourrait être d’apprendre à veiller sur soi et sur les autres, avec bienveillance, en étant attentif à l’équilibre entre vie privée et vie professionnelle, chacune des deux sphères pouvant servir à se ressourcer des péripéties de l’autre, en pratiquant une activité physique régulière, adaptée à ses possibilités, qui permet littéralement de se détendre, c’est-à-dire de lutter contre le stress en se défoulant et… en se fatiguant physiquement, tout en jouant sur la corde ludique. J’irais même — à contre-courant — jusqu’à déconseiller de pratiquer ces activités avec des collègues, pour qu’elles demeurent l’occasion de développer sa sociabilité hors travail…

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Quels sont les droits des travailleurs en matière de « fatigue liée au travail » ?

Je ne suis pas juriste, mais je vois trois groupes de droits mobilisables : les droits au repos sont en général bien connus des salariés, parce qu’inscrits dans une certaine routine institutionnelle (deux jours chômés consécutifs dans la semaine, congés payés, RTT, congés exceptionnels, etc.). Le droit à la déconnexion, on l’a vu, est un second levier, devenu banal. Plus généralement, comme je le disais, la lutte contre la fatigue au travail s’inscrit dans l’obligation de sécurité de résultat de l’employeur en matière de santé et de sécurité au travail.

Je ne considère pas cette obligation comme monodirectionnelle, de l’employeur vers le salarié. Au contraire, la promotion de la santé au travail est un processus qui ne peut qu’associer le salarié et son employeur, non les affronter : l’employeur doit certes respecter ses obligations légales, sociales et morales, mais le salarié, comme connaisseur le plus fin de son travail individuel, doit aider l’employeur à les respecter en l’informant des difficultés rencontrées au quotidien. L’information réciproque et le dialogue, directs ou via les instances représentatives du personnel, sont évidemment, dans un premier temps, toujours préférables à la revendication… Un travail collégial et intelligemment mené autour du DUERP participe à cette démarche, sans suffire — la promotion de la santé nécessite probablement une véritable révolution culturelle dans les organisations !

Interview réalisée par Marcos Fernandes

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