Marie Donzel
Marie Donzel
14 février 2019
Temps de lecture : 4 min

Peut-on (encore) « draguer » au boulot ?

Spoiler : la bonne réponse est : oui. La bonne question est : qu’est-ce que draguer veut dire ?

Il a fallu la vague #MeToo et la révélation d’un secret de polichinelle (misère, il existerait du harcèlement sexuel dans le cadre professionnel ?!) pour que la question se pose : comment se rencontre-t-on, comment se séduit-on, quelle place ont le corps, ses pulsions et émotions au travail?

Sachant que 14% des couples (dits légitimes) se forment au boulot en France, que 30% des Européen.ne.s ont déjà eu une aventure éphémère avec un.e collègue et que 44% n’excluent pas que cela leur arrive, la question est légitime… Et il y a de quoi s’étonner qu’on ait tant attendu pour la poser. D’autant qu’alors même que nous ne sommes pas si rares à envisager le « plus si affinités » avec une (ou plusieurs) personne(s) de notre boîte boîte, nous sommes 68% à nous inquiéter que le passage à l’acte nous coûte notre job.

D’aucunes ont tranché la question d’un trait de plume en défendant une « liberté d’importuner » nécessaire à la rencontre, fondatrice de la liberté sexuelle et rempart contre le puritanisme. C’est un peu court. Et passablement confusant : la rencontre serait par essence importune ?

L’importunité serait-elle l’obligée de l’opportunité ?

Le vocabulaire ordinaire de la drague, empruntant volontiers au lexique de la prédation (avoir une « target », « hameçonner », « lever »…), de la captation (« choper »/« pécho », « attraper »…) ou de la flibusterie (aborder, accoster…) donnerait plutôt raison à cette vision.

Et s’il faut post-rationaliser, on invoquera sans hésiter la « crise de la masculinité » (dont le nœud gordien est le fantasme que l’empowerment des femmes impliquerait le dispowerment des hommes par effets de vases communiquants) ajoutant à la précarisation économique et sociale et aux inquiétudes identitaires d’une partie de la population masculine le spectre d’une « misère » sexuelle. On ne va quand même pas priver les hommes de draguer en plus de tous les malheurs qui leur arrivent en ce moment !

On ne saurait empêcher non plus les « coachs en séduction » de faire leur beurre en promettant à leurs clients de révéler l’ « alpha » en eux qui fera tomber les meufs. Le métier de « coach en séduction », ciblant presqu’exclusivement les hommes, a sa novlangue, toute faite d’anglicismes et d’acronymes, comme pour signifier que la drague s’est technicisée, que c’est quasiment devenu une science. Les temps ont changé, il faut s’adapter…

Les temps ont changé ?

Technologiquement, oui : réseaux sociaux et plateformes de rencontre diversifient les occasions et les espaces pour faire connaissance (au moins en apparence, car les réflexes d’endogamie n’y sont pas absents) et accélèrent le « process » relationnel. Mais culturellement, rien n’a bougé sur le front de la séduction : l’idée que les hommes sont demandeurs et que les femmes consentent ou non, qu’ils proposent et qu’elles disposent et in fine que le rapport de séduction est un rapport de force dont l’issue est la concrétisation par le rapport sexuel reste solidement ancrée. Avec tout ce que cela charrie de violences en suspens : qui prend un râteau le vit comme un outrage à sa fierté, qui repousse « l’avance » est bégueule voire coincé·e, qui y répond une fois s’engage implicitement à aller plus loin, qui « allume » joue avec les allumettes et devrait en assumer les « conséquences » car on n’ « enflamme » pas le désir d’autrui sans risquer de se (faire) brûler les doigts… Ce schéma est le socle de ce qu’on appelle la « culture du viol », terminologie heurtante s’il en est pour qui voulait « juste tenter sa chance » mais qui dit bien comme se côtoient dangereusement plaisir de séduction et potentiel d’agression dans un « jeu » dont les règles reposent sur une répartition genrée des rôles (demandeur/consentante) et son lot de stéréotypes et archétypes associés (les losers, les allumeuses, les tombeurs, les s***pes…), des tactiques plus ou moins (dé)loyales pour parvenir à ses « fins », un but final qui est de « prendre » et « avoir pris ».

Autant de « règles » du jeu qui, de toute évidence, ne correspondent pas à la déontologie des relations professionnelles. Ni dans son cadre légal, ni dans ses codifications informelles. Alors, quoi ? On décrète définitivement que la séduction n’a pas sa place au travail ? Avant même de s’insurger contre l’aseptisation des relations et la froideur du climat qui se profile dans ce scénario, soyons seulement réalistes : ce n’est pas possible. Ce n’est pas possible d’empêcher des individus de se plaire, de s’attirer, d’entrer en intimité et parfois de tomber amoureux au boulot.

Ce n’est pas même souhaitable d’écarter toute séduction de l’environnement de travail. Si l’on regarde la séduction d’un peu plus haut que le processus visant l’accouplement, n’est-ce pas une évidence que toute une foule de soft-skills ont précisément à voir avec la capacité à séduire : s’intéresser à l’autre (curiosité), le comprendre (empathie), faire avec ses propres émotions et celle de l’autre (intelligence émotionnelle), prendre l’initiative de la relation, communiquer, inspirer confiance, engager, fidéliser… Et faire montre de créativité pour construire et entretenir le lien. La séduction dispose d’un vaste champ des possibles, dans ses modalités comme dans ses finalités. La ramener à la seule intention du contact sexuel, c’est priver la relation de tout un horizon de plaisirs de se plaire.

Alors, oui, on peut se séduire au boulot. Dans certains cas, cela débouchera sur un rapport d’ordre amoureux et/ou sensuel, charge aux partenaires d’une ou quelques nuit(s), d’une décennie ou d’une vie de veiller à ce que l’intimité toute particulière du rapport charnel ne parasite pas leurs propres relations professionnelles comme leurs relations avec leurs collègues. Dans la plupart des cas, la saine séduction sera porteuse de projets investis d’envie de faire ensemble, de passion partagée, d’énergie communicative, de complicité, de confiance. De confiance, on insiste, c’est bien là qu’est la clé pour en finir avec le harcèlement sexuel au travail sans sacrifier aux émotions et plaisirs de la relation humaine. Si l’on veut pouvoir encore draguer au boulot, si l’on veut aussi pouvoir vivre des aventures humaines intenses qui ne soit pas d’ordre sexuel ou amoureux, il faut donc bien commencer par garantir un climat sain de sécurité à toutes et tous.

Marie Donzel

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