Philippe Émont Valentine Poisson
Philippe Émont
Philippe Émont
Valentine Poisson
Valentine Poisson
Les auteurs.es
29 juin 2017
Temps de lecture : 5 min

De quel dialogue social avons-nous (vraiment) besoin ?

Le dialogue social est, à travers la réforme du code du travail, au cœur des défis de notre nouvelle présidence. Pour l’évaluer et l’accompagner dans les grandes transformations à venir, il semble opportun de comprendre ce dont il s’agit et les enjeux qu’il soulève.

De quoi parle-t-on ?

Qu’est-ce que le dialogue social, et pourquoi apparaît-t-il si congestionné dans notre pays ? S’il n’existe pas de définition officielle, nous nous en réfèrerons à celle de l’Organisation internationale du travail, qui qualifie le dialogue social comme : « Tout type de négociation, de concertation ou simplement d’échange d’informations entre les représentants des gouvernements, des employeurs et des travailleurs sur des questions présentant un intérêt commun relatif à la politique économique et sociale[1] ».

Afin de lever le clair-obscur sur une notion dont les contours demeurent flous, il nous faut interroger le dialogue social à la lumière de deux éléments contextuels : son histoire et le modèle culturel de prise de décision dans lequel il s’inscrit.

Un contexte de changement permanent

La mondialisation, avec son lot d’interconnexions complexes, est amorcée depuis plus d’une vingtaine d’années par ce que certains appellent la Troisième Révolution Industrielle[2]. Caractérisée par l’avènement des technologies de l’information et de la communication, cette révolution numérique marque une rupture fondamentale dans notre évolution et notre rapport au temps, de par l’accélération effrénée des changements qu’elle induit. Vite, toujours plus vite !

Dans le monde de l’entreprise, ces changements (d’outils, d’indicateurs, d’organisations du travail, de collaborateurs etc.) s’apparentent à de véritables bouleversements. En effet, les acteurs se sentent vite dépassés dans un écosystème globalisé qui les dépossède de leur souveraineté décisionnelle tout en les enjoignant de s’adapter en permanence et dans une quasi-instantanéité. Ce qui, en toute logique, génère maintes résistances, nous donne à interroger les fondements de nos systèmes organisationnels.

Un modèle de prise de décision inadapté

Le schéma organisationnel français explique en partie l’état de son dialogue social. En effet, la structure dite « pyramidale », très ancrée dans la culture nationale, interroge la manière dont nous abordons la négociation et la gestion des conflits dans nos organisations :

  1. Le top management porte un projet stratégique qu’il traduit en réorientations concrètes à impulser ;
  2. Les projets sont communiqués au middle management. Cette strate, dont la taille tend à se démultiplier à la mesure de la complexité croissante de l’organisation, peine souvent à verbaliser son manque d’adhésion. Elle n’en demeure pas moins chargée de mettre en œuvre le changement ;
  3. Les opérateurs, quant à eux, sont tenus de matérialiser ces nouvelles directions.

Entre le projet tel qu’il a été déployé au top et la manière dont il est appliqué par les opérateurs, autrement dit entre le travail prescrit et le travail réel, il existe toujours un delta[3]. Ainsi, les risques psychosociaux (ou RPS) deviennent (notamment) le symptôme de cet écart que les encadrants peinent à combler tant leur marge de manœuvre réelle est faible[4].

Et on remonte l’ascenseur ! Les opérateurs font donc part d’un certain nombre de difficultés au middle, qui les rapporte au top. Deux réactions typiques au niveau d’une direction inflexible sont à la source d’une grande solitude managériale chez le middle : « Tu te débrouilles ! », et sa variante non moins préoccupante pour le manager : « Tu n’as qu’à organiser des groupes de travail ! » dont, trop souvent, le pouvoir de prescription est nul.

Et voilà maintenant nos instances représentatives du personnel (IRP) qui, dans le contexte d’un dialogue social formel avec le top management, se font les caisses de résonnance de tout ce qui dysfonctionne au middle et chez les opérateurs (dialogue social informel). Ces derniers, frustrés de n’intervenir qu’à titre consultatif[5], entrent dans une logique d’opposition à l’égard du top management, prélude vers une escalade conflictuelle stérile.

En somme, deux freins restreignent le développement d’une culture nationale du dialogue social :

  • Le conflit nous fait peur et nous nous évertuons donc à l’éviter. Il en découle une incapacité à aborder le conflit de manière constructive. Par exemple, lorsque le middle management n’approuve pas les changements impulsés par le top, il songe trop rarement à négocier son mandat avec ce dernier.
  • Conséquence directe de ce premier frein, les conflits se judiciarisent Quand le conflit explose après une longue période d’évitement, notre ancrage culturel nous incite à le traiter par le biais du droit ou du rapport de force (puis du droit !).

Le dialogue social, un des principaux leviers pour réussir le changement

Le dialogue social est pourtant une variable d’ajustement clé pour aborder les deux enjeux de l’entreprise dans un contexte de changement permanent :

  • Quel accompagnement du changement aujourd’hui ?
  • Quel rapport au travail pour le monde de demain ?

Afin de se donner les moyens de ses ambitions, le dialogue social doit s’émanciper du paradigme qui le modèle aujourd’hui. Il s’agit en effet de changer de posture, en le considérant comme un débat constructif plutôt que sous l’angle d’un combat subversif.

Pour cela, il appartient dans un premier temps aux acteurs de se responsabiliser sur le sujet. Les premières questions à se poser dans le cadre de toute saine gestion de conflit sont : « Quelle est ma part de responsabilité dans le problème ? » et « Quel pouvoir réel suis-je prêt à donner à ceux sur qui je compte faire reposer le changement ? ». Impossible en effet de critiquer décemment un système dans lequel nous prenons part, même si l’on y occupe une place « ingrate », sans s’interroger sur les leviers qui sont à notre disposition pour changer la donne ! Cela permet notamment aux individus de s’affranchir d’une posture victimaire, pour enfin se découvrir un pouvoir d’agir et de porter le changement, jusqu’alors insoupçonné.

Et c’est bien l’ambition du dialogue social : « remettre l’homme dans une position reconnue de sujet capable par son libre arbitre et son professionnalisme d’apporter une juste contribution au collectif de travail[6] » !

Philippe Emont et Valentine Poisson

Pour aller plus loin …

Lecture :

  • Yves Halifa et Philippe Emont, « Dialogue social : prenez la parole ! Du combat au débat, de la méfiance à la confiance », ESF Éditeur, 2014.

Vidéos :


[1] « Les mots du dialogue social », Problèmes économiques, La Documentation française, Paris, mars 2013, n°3063, p. 41.

[2] Jeremy Rifkin, La troisième révolution industrielle, Les Liens qui Libèrent, 2012, 380 p.

[3] Yves Clot et Michel Gollac, « Le travail peut-il devenir supportable ? », Armand Colin, 2017.

[4] Philippe Emont, chapitre Le dialogue social à l’épreuve de la psycho-traumatologie, dans Philippe Zawieja (dir.), « Psycho-traumatologie du travail », Armand Colin, 2016.

[5] La loi de modernisation du dialogue social de 2007 oblige à la concertation avant toute réforme concernant le travail, « avec les organisations syndicales et d’employeurs représentatives », Chapitre 1, article 1.

[6] Jean-Edouard Grésy, Ricardo Pérez Nückel et Philippe Emont, « Gérer les risques psychosociaux », ESF éditeur, 2012, p.199.

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