Justine Kieffer
Justine Kieffer
1 mars 2023
Temps de lecture : 7 min

D’un métier passion à un trop plein de pression ? Le cas de l’Hôtellerie et de la Restauration

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Une prise de conscience boostée par les conséquences de la crise sanitaire !  

Veille d’annonce de confinement, la France s’inscrit dans une dynamique à double vitesses : ceux qui sont d’ores et déjà dans l’anticipation de fuir la ville, face à ceux qui se ruent dans les bars et restaurants, ces lieux de socialisation si appréciés des Français. En profiter coûte que coûte, c’est l’effervescence dans les rues. Cette euphorie retombe quand, le 14 mars 2020, notre premier ministre annonce d’un ton préoccupant la fermeture de ces hauts lieux de la culture française, maintenant requalifiés par un brutal revirement de situation de « lieux non essentiels ». Un temps d’arrêt qui devait se limiter à 4 semaines, s’est finalement étendu à 7 mois et 12 jours de fermeture totale. Une période d’inactivité qui a eu l’effet d’un coup de massue pour les professionnels du secteur (représentant plus d’un million d’emplois) et ses établissements, majoritairement composé de TPE [1].

Les jours passent et se ressemblent, parfois ils en deviennent éprouvants. Nous réalisons subitement que le travail, c’est en fait bien plus qu’un contrat. C’est celui qui nous motive à sortir (ou pas) du lit le matin, c’est celui qui structure nos journées, c’est celui qui nous permet de tisser des liens et de créer des opportunités de rencontres, c’est celui qui nous incite à déployer des efforts, c’est celui qui permet de progresser pour nourrir notre confiance en soi, c’est celui qui est pourvoyeur d’une certaine forme d’existence sociale, c’est celui qui nous confronte à des épreuves, c’est celui qui nous permet de développer des facultés d’adaptation. Bref, le travail permet de nous réaliser.

45% des entreprises considéraient que la crise n’aurait pas d’impact sur les nouvelles attentes des salariés… oups, raté !

Les employeurs, persuadés que pour combler ce vide, les professionnels du secteur auraient hâte de revenir travailler… Raté ! Une étude AKTO qui analyse l’impact de la crise sanitaire sur les établissements de la branche HCR démontre que 45% des entreprises interrogées considéraient, à l’époque, que la crise n’aurait pas d’impact sur la motivation des salariés.

Et puis, progressivement, la vie commence à reprendre son cours. Les professionnels continuent d’anticiper une reprise à un rythme identique à l’avant-crise. A l’époque encore, seulement 39% des employeurs du secteur imaginaient qu’ils pourraient être confrontés à des difficultés liées à la gestion du personnel en période de reprise. De surcroît, seulement 33% ressentaient de l’incertitude liée aux comportements/retours des salariés au redémarrage de l’activité.

Le 29 avril, la bonne nouvelle tombe ! Les barmen, serveuses, chefs de rangs, cheffes de brigade (et bien d’autres) sont attendus de pied ferme pour la réouverture prévue le 19 mai. Ils ont moins d’un mois pour anticiper une reprise d’activité qui s’annonce haletante. Et là, c’est la douche froide. 200 000 postes restent vacants à l’heure de la reprise. Mais que s’est-il passé ? Où sont-ils passés ?

À l’heure de la reprise, les professionnels du secteur jadis considérés comme interchangeables sont devenus une denrée rare !

La crise sanitaire a permis à chacun de marquer un temps de pause, un temps de remise en question, de prise de conscience pour arrêter de foncer à mille à l’heure dans cette course effrénée et se rendre compte que la vie ce n’est pas ça, ce n’est plus ça ! Que ces métiers soient vécus comme des vocations ou des contraintes (le fameux « job alimentaire »), tous ne comptaient plus les heures passées en salle ou en cuisine et certains se questionnent inévitablement, le temps d’un instant : « Pourquoi déjà ? et surtout, à quel prix ? Diable, comment ai-je pu passer autant de temps « à perdre ma vie à la gagner » ? » Secoué par cette remise en question, 15% des professionnels du secteur de l’Hôtellerie-Restauration[2] n’ont plus donné de signes de vie à leurs employeurs pendant le confinement.

L’heure du constat arrive : en plus d’avoir eu un impact économique considérable, la crise sanitaire aura également permis à ces professionnels d’interroger leur rapport au travail ainsi que leur équilibre professionnel et personnel. Le bilan est lourd. Comme l’illustrent les témoignages d’une enquête réalisée par le Fooding, ils seraient environ 200 000[3] à avoir dit stop aux conditions de travail précaires et éreintantes, stop à un management militaire, stop à un univers où les situations sexistes sont encore bien présentes, stop à une rémunération au lance pierre, stop aux pressions internes et externes, stop au travail en mode dégradé accentué par un taux de turnover considérable, stop au manque de flexibilité dans l’organisation du travail. 200 000 salariés à avoir rendu le tablier pour envisager de nouvelles trajectoires professionnelles moins stressantes, moins fatigantes, plus stables…

La crise sanitaire a fait émerger des revendications sociales longtemps restées sous-silence :

  • Ceux qui considéraient ces métiers comme des jobs alimentaires et qui, persuadés de ne pas avoir le choix, s’empêchaient d’exprimer leur mal-être professionnel finissent par le revendiquer haut et fort ;
  • Et ceux qui rationnalisaient toutes les contraintes sous prétexte qu’ils exerçaient un métier « passion », assument d’être à bout et remettent en cause cette « vocation ».

Confrontés à ce changement de paradigme, les employeurs et les organisations paritaires n’ont pas eu d’autres choix que de conscientiser l’importance d’engager de profonds changements pour renouer avec les (nouvelles) attentes des professionnels.

Et non… Les revendications en matière de conditions de travail ne se limitent pas aux populations de cadres supérieurs des grandes entreprises !

La quête de sens… Longtemps considérée comme l’apanage des cadres exerçant des « bullshit job » serait finalement devenu un phénomène social généralisé. Bien plus qu’un effet de mode, cette quête ne cesse de résonner en chacun d’entre nous ; signe d’une lassitude de ne pouvoir bénéficier des conditions et ressources nécessaires pour effectuer un travail de qualité. Lassitude accentuée par un manque de reconnaissance toujours plus grandissant, source de désengagement.

L’urgence de la situation s’est transformée en terrain d’opportunités pour inciter les acteurs du secteur à se poser les bonnes questions : quelle direction prendre et comment y aller ? Quelles sont les perspectives à offrir aux professionnels pour les faire revenir ? Comment réinterroger les modes de fonctionnements existants ? Quelles sont les étapes à franchir, le chemin à construire pour tendre vers une industrie plus vertueuse et respectueuse des conditions de travail ?

Là où nombreux auraient pu être tentés d’endiguer la situation par le seul de levier de rémunération… Ils se seraient trompés ! Les revendications sont bien plus profondes ! Le maillage de ce secteur d’activité, composé en grande partie de TPE a pris un retard considérable sur la mise en place d’actions liées à la pénibilité au travail et à l’amélioration de la qualité de vie professionnelle et privée. Autant de dimensions centrales qui se sont donc érigées au cœur des négociations de branche engagées en 2022 par les organismes paritaires en concertation avec le Ministère du Travail pour répondre à la crise et relancer l’attractivité du secteur.

Les organisations professionnelles ont su développer leurs synergies pour tendre vers un dialogue social vertueux.

Ces négociations ont abouti à quelques issues positives : une revalorisation des salaires à compter du 1er avril 2022, un nouvel accord sur la grille de classification intégrant la notion de polycompétence pour valoriser la capacité des travailleurs à être de vrais couteaux-suisses, une amélioration de la prise en charge des frais de santé… Les différentes organisations professionnelles ont su développer leurs synergies pour tendre vers un dialogue social vertueux.

Outre les revendications portées par les partenaires sociaux, de nombreux employeurs se sont engagés dans des changements en profondeur pour répondre aux enjeux de remobilisation, de fidélisation des salariés et d’attractivité des candidats :

  • Les avantages financiers : intéressement, primes, mutuelle, comité d’entreprise externalisé, mise en place d’un plan épargne entreprise (PEE), prime de cooptation… autant d’options créatives possibles, et ce, même pour les petites entreprises !
  • L’aménagement du temps de travail : aménager les horaires pour les collaborateurs ayant des enfants en bas âge, donner des jours de congés consécutifs, former des équipes pour éviter les coupures quotidiennes, semaine de 4 jours pour répondre à l’enjeux de flexibilité souvent plus compliquée sur des postes non « télétravaillables » …

Cet aménagement du travail se révèle être une priorité quand 67%[4] des salariés du secteur seraient d’accord de voir leur rémunération diminuée en échange d’un meilleur équilibre vie professionnelle-vie personnelle selon l’enquête ADP qui met en exergue les nouveaux usages et attentes des salariés de l’hôtellerie-restauration après la crise sanitaire.

Revisiter le fonctionnement d’une industrie qui ne dort (presque) jamais pour répondre aux enjeux d’attractivité et de fidélisation des salariés

Si les leviers financiers et d’aménagement du temps de travail sont apparus comme une évidence pour redynamiser le secteur, ils ne sont pas suffisants. Les TPE, au même titre que les grandes entreprises ont été elles aussi confrontées à un autre enjeu d’envergure : repenser le fonctionnement d’une industrie qui ne dort (presque) jamais. C’est dans cette perspective et dans le désir de voir revenir celles et ceux qui jusque-là s’étaient investis corps et âmes et sans relâche dans leurs professions que les organisations paritaires et employeurs poursuivent leurs efforts. Et c’est par la force du dialogue social (toujours à l’œuvre), la résilience des employeurs et les revendications des professionnels que certaines TPE du secteur ont su et pu rattraper leur retard en matière d’amélioration de la qualité de vie et conditions de travail (là ou celles-ci ont longtemps été considérées comme des priorités de second rang).

Les négociations en cours et les nombreuses externalités positives qui en découlent permettront de répondre aux 3 enjeux prioritaires du secteur :

  • Le développement d’une organisation du travail plus juste, en cohérence avec les pratiques de management et les politiques de gestion des ressources humaines ;
  • La remobilisation des salariés en outillant les établissements de la branche ;
  • L’attractivité des établissements et des métiers.

L’orchestration de ces dimensions doit s’intégrer dans un projet de transformation sociale, permettant de cheminer sur des bases solides ou l’engagement et la fidélisation des salariés en devient un des leviers les plus intéressants. Le secteur de l’hôtellerie-restauration est un cas d’école pour comprendre et appréhender l’expression d’une forme de dévouement professionnel dans un système qui n’adresse quasiment jamais les conditions de travail. C’est une occasion de changer définitivement de paradigme et d’intégrer partout, tout le temps, la reconnaissance du travail et des efforts, la prise en compte des contraintes et une vigilance accrue pour maintenir le bon niveau d’engagement et garantir un équilibre pour chacun…


[1] https://www.gni-hcr.fr/IMG/pdf/kyu_-_diag_active_akto_-_hcr_rapport_complet_vf.pdf
[2] Idem
[3] https://lefooding.com/hors-menu/la-fuite-des-couteaux-partie-1
[4] https://www.lhotellerie-restauration.fr/global_pub/pdf/compil-attractivite.pdf

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