Anaïs Koopman
Anaïs Koopman
29 juillet 2022
Temps de lecture : 6 min

Entretien avec Audric Mazzietti : « l’hyperconnexion a des conséquences négatives sur ces trois fonctions : l’attention, l’émotion et la motivation »

Audric Mazzietti a plusieurs casquettes, et pas des moindres. À la fois Docteur en psychologie cognitive et Responsable Digital Learning et Enseignant Chercheur chez à l'ESDES Lyon Business School, il est également Consultant en Pédagogie Innovante et Neuroéducation en tant que fondateur de Head Tech. Inutile, donc, de préciser pourquoi, après vous avoir partagé les clés concrètes de Stefanie Reetz pour déconnecter, nous avons choisi d'échanger avec le Dr Mazzietti à propos de l'hyperconnexion et du droit à la déconnexion, afin d'avoir une approche psycho-sociale du sujet.

Bonjour Audric d’où et quand cet intérêt pour la psychologie cognitive vous est-il venu ?

J’ai toujours voulu évoluer dans le secteur de la psychologie et plus je m’y intéressais, plus je réalisais que sa partie scientifique, la psychologie cognitive, était celle qui m’intéressait le plus. Et puis, je me suis rapidement rendu compte que l’on parlait souvent de l’effet du numérique sur l’écologie ou sur l’économie, mais moins sur l’individu et notamment sur son système cognitif… d’où l’intérêt de creuser la question. 

Comment définissez-vous la psychologie cognitive ?

Il s’agit de la branche de la psychologie qui s’intéresse au processus de la pensée, soit aux grandes fonctions cognitives du cerveau humain que sont la mémoire, l’attention, le langage, la prise de décision, … Tant de fonctions nécessaires à la réflexion, à la formalisation des pensées et qui permettent de réagir face à l’environnement qui nous entoure. Nous pouvons regrouper ces fonctions en un triptyque : l’attention, l’émotion et la motivation. Il se trouve que l’hyperconnexion a des conséquences négatives sur ces trois fonctions… 

À ce propos, vous avez notamment écrit sur l’urgence de repenser le droit à la déconnexion pour la Harvard Business Review… pourquoi cette « urgence » et où trouve-t-elle son origine ? 

Nous avons tendance à rendre la pandémie responsable de notre difficulté croissante à déconnecter. Et pourtant, le télétravail était déjà d’actualité avant mars 2020, tout comme le numérique, qui avait déjà une place très, voire trop importante dans notre société. La crise du coronavirus a « simplement » accéléré ce mouvement, ce qui a notamment mené à une massification du télétravail, avec un recours au numérique encore plus considérable… Si l’on jette un œil au dernier dernier baromètre T7 Empreinte Humaine « Impact de la crise sanitaire sur la santé psychologique des salariés » (2021), on constate tout d’abord un réel engouement pour le télétravail, en particulier pour l’économie de temps de trajet que celui-ci permet. En second temps et après plusieurs mois de travail dans ces conditions, les travailleurs affirment plutôt que leurs journées sont bien plus longues que lorsqu’ils travaillent au bureau et que la porosité des frontières personnelles et professionnelles est de plus en plus importante, tout comme l’isolement. Aussi, le stress technologique – comme par exemple le fait de subir des problèmes de connexion, au point de brûler en moyenne 25% de notre énergie juste pour faire en sorte qu’une réunion en visio puisse commencer ou bien se dérouler -, ne fait qu’augmenter le stress et la fatigue des actifs qui opèrent à distance. Résultat, les chiffres du burn-out ne font que croître depuis le début de la pandémie : on parle quasiment d’une multiplication par deux du nombre de burn-outs signalés entre 2020 et 2021 d’après le même. Même en 2021, lorsque l’on retourne enfin à une vie un peu plus normale, les chiffres du burn-out ne descendent pas. 

D’où vient cette « injonction à l’hyperconnexion », socialement parlant ? 

Notre besoin d’être sans arrêt connectés s’explique à la fois par le développement des technologies et par notre peur de louper quelque chose en déconnectant – c’est le FOMO, ou Fear Of Missing Out -, ainsi que de passer à côté de liens sociaux importants, notamment au travail. Il y a aussi un facteur clé, celui de l’avènement des réseaux sociaux et du « phénomène de scroll », selon lequel nous avons souvent tendance à consulter nos écrans ou messageries sans raison particulière… n’oublions pas que cela revient à être addictes au numérique… ! 

Justement, à partir de quand peut-on considérer que l’on est trop connecté ? 

Il existe certains tests pour tester son hyperconnexion, comme le test de Greenfield. Pour autant, je ne suis pas sûr que cela soit nécessaire de le vérifier : selon moi, nous sommes presque tous dépendants de nos écrans ! À partir du moment où l’on est contrarié de ne plus avoir de batterie, où qu’il nous arrive de consulter nos mails le soir ou le week-end, nous entrons dans la case des « hyperconnectés ». Sans parler des nombreuses fois où nous avons plusieurs écrans et/ou pages génératrices de notifications (Teams, Slack, les mails, etc.) ouvertes en même temps… 

Quel impact du télétravail et de l’hyper-connexion sur notre système cognitif ? Comment l’expliquer ? 

Nous commençons à peine à recueillir des données scientifiques sur l’impact de l’hyper connexion sur notre système cognitif. Jeremy Bailenson (Université de Stanford) a justement étudié le phénomène de « zoom fatigue », selon lequel lors d’une réunion en visio, les interactions sont beaucoup trop intenses pour les participants, qui ne sont pas habitués à échanger avec une personne en « gros plan », à cinquante centimètres d’eux… Cela revient à la distance nécessaire pour « mettre une droite » à quelqu’un, ou encore l’embrasser… Cela revient aussi à regarder un film qui ne nous intéresse pas à un mètre d’un écran de cinéma avec le volume maximal… Et pourtant, l’interaction en question est très pauvre dans le fond, puisque le langage non-verbal et corporel est quasi-inexistant, ce qui conduit à un manque d’informations pour interpréter les réactions des uns et des autres. On relève justement une difficulté liée à la temporalité de la réunion à distance, puisque le décalage de quelques millisecondes entre l’image et le son fait que le cerveau ne comprend pas pourquoi l’expression ne correspond pas exactement à la parole qui la précède. Pour résumer, il y a une inéquation totale entre la distance cognitive et l’échange que l’on est en train d’avoir. Tout cela épuise le système cognitif, alors qu’on ne récupère finalement que très peu d’informations… une des raisons pour lesquelles le burnout se développe énormément dans ces conditions. Si, toujours d’après le même baromètre, les managers sont touchés 1,5 fois plus que les collaborateurs, c’est notamment parce que la plupart enchaînent en moyenne huit heures de réunion à distance lorsqu’ils sont en télétravail. Autant vous dire que contrairement à ce que l’on peut penser, non, le travail à distance, qui nécessite davantage d’outils numériques que le travail en présentiel, n’est pas l’idéal. Et télétravail ou pas, un salarié met en moyenne 27% de temps supplémentaire pour faire une tâche lorsqu’il est interrompu, d’après une étude de Bailey et Konstan (2006). En conséquence, il fait davantage d’erreurs et son niveau d’anxiété est plus élevé. 

Heureusement, on parle de plus en plus du « droit à la déconnexion ». Comment le définissez-vous ? 

Le fameux « droit à la déconnexion » n’est entré que récemment  dans le code du travail. Cela implique que depuis 2016, un salarié a le droit de ne pas être joignable, connecté ou de ne pas répondre en-dehors de ses heures de travail. Et pourtant, la loi n’interdit pas à un collaborateur ou manager d’envoyer un mail en dehors des heures de travail, tant qu’il ne contraint pas son interlocuteur à le consulter ou encore à y répondre avant son retour au bureau. Malgré cette loi, je suis convaincu que nous vivons actuellement un réel échec du droit à la déconnexion, puisque nous partons du principe que l’hyper connexion est la norme et que le droit de déconnecter ne vaut que pour les moments durant lesquels nous ne sommes pas censés travailler. Et pourtant, nous passons nos journées connectés. Même lorsque l’on travaille, les notifications nous épuisent et contribuent à un manque de concentration, à un mal-être et donc à une baisse de motivation. Ainsi, même si l’on ne répond pas dans l’immédiat, le mal est fait. 

Et comment le management peut-il être un frein à la déconnexion… ou au contraire encourager le respect de ces limites ?

Tout est une question d’exemplarité : les managers ne devraient tout simplement pas écrire de mail à leurs collaborateurs, à moins de s’arranger pour que leurs messages n’arrivent pas dans les boîtes de réception de leurs interlocuteurs avant huit heures du matin. Concernant la stratégie d’entreprise, c’est à l’ensemble de l’organisation de faire en sorte de ne pas multiplier les outils de communication et d’organisation, et d’encourager ses collaborateurs à se parler « en vrai » plutôt qu’à travers des applications, lorsque seulement quelques mètres les séparent… Il est aussi nécessaire de se former pour comprendre le fonctionnement de notre système cognitif, si l’on veut éviter de l’user à force de le solliciter avec plusieurs stimulis au même moment. 

Pour finir, comment s’aider soi-même, dans ces cas-là ? 

Chacun est responsable de sa relation au numérique. Attention cependant à ne pas rejeter la technologie d’une traite : il ne s’agit pas d’alterner les périodes de déconnexion totale et d’hyperconnexion, mais bien de tendre vers un phénomène de connexion raisonnée.  Par exemple, on peut commencer par couper ses notifications, mails compris : il s’agira de ne les consulter que lorsqu’on en a vraiment l’intention. N’oublions pas que le mail n’est pas une messagerie instantanée… !

Propos recueillis par Anaïs Koopman

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