Anaïs Koopman
Anaïs Koopman
31 mars 2022
Temps de lecture : 7 min

« Une fois que l’on est financièrement en sécurité, ce n’est pas l’argent qui nous motive, qui nous propulse vers le haut. »

Entretien avec Jacques Forest

L’argent est-il encore une motivation au travail ? La question paraît si évidente : “bien sûr qu’on a tous besoin de mettre du beurre dans les épinards” ! Et pourtant, si l’argent est une motivation essentielle au travail, c’est loin d’être la seule. Jacques Forest est professeur-chercheur, psychologue organisationnel et conseiller en ressources humaines agréé à l’École des Sciences de la Gestion UQAM, à Montréal. Il est aussi conférencier et psychologue expert en motivation. Rien que ça ! Dans le cadre de ses travaux, il s’intéresse particulièrement à l’argent et aux facteurs qui conditionnent notre bien-être professionnel. Aujourd’hui, il répond à nos questions sur les différents facteurs de motivation au travail et le sens que l’on met derrière la notion d’argent.

Bonjour Jacques. Pourquoi vous intéresser aux facteurs de motivation au travail ? 

Ce qui m’a toujours intéressé, c’est le vécu humain. J’ai commencé ma carrière en analysant plus particulièrement la psychologie du sport. J’étais fasciné par la capacité des athlètes à maintenir un équilibre de vie tout en étant performants sur une longue durée. Par la suite, j’ai facilement pu transposer ce que j’ai appris dans ce domaine au monde du travail. Je voulais comprendre comment les actifs peuvent être performants au travail et en même temps se sentir bien. En d’autres termes, ce qui les motive et quel impact leurs motivations ont sur leur travail et sur leur bien-être. C’est pour répondre à cette question que j’ai considéré de plus près les différents types de motivation, en passant notamment par la théorie de l’autodétermination. 

Pouvez-vous développer cette théorie ? 


La théorie de l’autodétermination existe depuis 50 ans et est utilisée dans le monde entier dans différents domaines : elle peut aussi bien être pertinente dans le monde professionnel que dans le domaine du sport, ou encore de l’éducation. C’est une théorie universelle des motivations humaines, qui mêle performance et bien-être. Selon cette théorie, il existe trois besoins psychologiques innés chez les êtres humains, qui influent sur notre niveau de performance et de bien-être au travail : 

  1. l’autonomie : besoin de se sentir à l’origine ou à la source de ses actions, d’agir en conformité avec ses valeurs, être soi, ce qui s’apparente à de l’authenticité ;
  2. la compétence : besoin de se sentir efficace et capable d’effectuer des tâches de différents niveaux de difficulté ;
  3. et la connexion sociale : besoin de se sentir connecté et supporté par d’autres personnes. 

En somme, pour être performant et épanoui dans son travail, il est important de rester fidèle à soi-même, d’avoir les compétences nécessaires pour se sentir utile et efficace et d’être connecté aux autres. Le fait que ces besoins soient plus ou moins satisfaits va influer sur quatre grandes raisons d’enclencher n’importe quelle activité : le plaisir, le sens, la réputation et les récompenses. Quand on satisfait ses besoins d’autonomie, de compétence et de connexion sociale au travail, on augmente le plaisir et le sens qu’on ressent dans le cadre professionnel. Au contraire, quand un ou plusieurs besoins fondamentaux ne sont pas remplis, cela impacte négativement notre plaisir et le sens que l’on donne à notre travail. Nous avons alors tendance à compenser cet impact en donnant davantage d’importance à la réputation et aux récompenses liées à ce travail. 

Nous utilisons, nous-mêmes, beaucoup les travaux de Marie Jahoda qui s’inscrivent volontiers dans cette théorie de l’autodétermination. Elle y décrit 5 fonctions latentes qui y font écho et une fonction manifeste, celle de gagner sa vie. En ce sens, qu’est-ce qui vous a poussé à vous intéresser à l’argent ? 

Je m’y suis intéressé par dépit (rires)… En réalité, j’étais épuisé d’entendre sans arrêt : « C’est bien beau vos histoires, mais au fond, on travaille tous pour l’argent ! » Ce n’est pas totalement faux, mais moi, j’avais aussi envie d’entendre des personnes dire : « J’adore mon emploi et j’ai le sentiment de contribuer à la société à mon niveau… ! » Alors, en tant que membre de l’Ordre des Psychologues, j’ai souhaité savoir ce que signifiait l’argent, au-delà de sa valeur marchande. 

Et qu’avez-vous découvert ?? 

En tant que chercheur, j’ai répertorié 3 grandes catégories de motifs et 10 facteurs de motivation à vouloir gagner de l’argent : 

  1. Les motifs « neutres » liés à la stabilité financière, qui inclut les facteurs de sécurité (être en mesure de répondre aux exigences de base pour vivre décemment) et de famille (être capable de soutenir sa famille financièrement). Dans ce sens, l’argent a peu d’impact sur le bien-être, mais peut contribuer à diminuer le mal-être. 
  2. Les motifs « intégrés » ou bénéfiques, qui incluent les facteurs de charité (partager son argent à des personnes dans le besoin), d’équité et de justice (pour obtenir un salaire juste par rapport au travail que je fournis), de liberté (pour éviter de devoir rendre des comptes à quiconque), de loisirs (pour pouvoir m’offrir des passes-temps) et de fierté (pour me permettre de répondre aux challenges du quotidien). Dans ces cas-là, l’argent peut contribuer à satisfaire les besoins d’autodétermination ou d’autonomie, de compétence et de connexion sociale et donc être un vecteur d’augmentation de bien-être par la même occasion. 
  3. Les motifs « non-intégrés » ou nuisibles, qui incluent les facteurs d’impulsivité (pour dépenser son argent sans y réfléchir), de comparaison (pour être au même niveau que les autres et/ou les impressionner) et le facteur « surmonter ses doutes personnels » (pour prouver que je ne suis pas aussi incompétent qu’on pourrait le croire à travers l’argent dont je dispose). Plus on y accorde de l’importance, plus on risque de négliger les trois besoins fondamentaux. 

À travers cette catégorisation des motifs, on a découvert que ce qui nous fait pencher vers un motif plus qu’un autre n’est pas le niveau de salaire, mais bien la signification que l’on met derrière la notion d’argent. On a donc fait un test dans le cadre d’une intervention pour voir si on pouvait influer sur cette signification et il se trouve qu’on est en capacité de freiner l’augmentation des motifs « non intégrés » ou nuisibles, afin de se concentrer sur des motifs neutres et « intégrés » ou bénéfiques, qui permettent d’avoir un réel impact sur le bien-être – imaginons par exemple d’utiliser l’argent gagné en s’offrant du temps libre ou des expériences au lieu de consommer du matériel, de le partager avec les autres, ou encore d’investir dans la sécurité afin de se garantir une paix d’esprit par rapport à l’avenir – et sur les trois besoins fondamentaux. C’est rassurant de constater que notre rapport à l’argent est modifiable et que oui, des structures comme AlterNego peuvent nous permettre de conscientiser ce qui est source d’engagement pour les individus et donc profitable au collectif et à l’organisation (rires) ! 

À vous entendre, j’ai l’impression que selon vous, les deux types de motivation (aussi bien intrinsèques qu’extrinsèques) sont tout autant importantes pour la performance et le bien-être ? 

Je suis convaincu que les deux types de motivation – intrinsèque et extrinsèque – sont importants pour un bon équilibre professionnel et personnel. Seulement, elles le sont dans un laps de temps différent. Dans son ouvrage « Punished by reward », Alfie Kohn dit : « Payez les gens équitablement, payez-les bien et ensuite, faites tout pour que l’argent ne soit pas leur seule motivation »… ! En effet, avoir des soucis financiers peut nous mettre dans une situation psychologique et physique délicate, raison pour laquelle l’argent est un fantastique outil pour écarter les soucis du quotidien. Seulement, une fois que l’on est financièrement en sécurité, ce n’est pas l’argent qui nous motive, qui nous propulse vers le haut. Le salaire est souvent une raison de prendre ou de quitter un emploi, or, idéalement, ça ne devrait plus faire partie de nos préoccupations lorsqu’on est en poste. Pour caricaturer, l’argent nous permet d’avoir un toît sur la tête, de payer nos jambons-beurre, mais n’en fait pas beaucoup plus. Au contraire, lorsqu’en travaillant, on ne voit pas le temps passer et qu’on a le sentiment de contribuer à quelque chose de plus grand, là, c’est intéressant. C’est la raison pour laquelle de plus en plus de personnes vont volontairement choisir un métier moins bien rémunéré au profit du sens qu’il aura pour eux. 

Et pourtant, ça arrive encore, que l’argent passe en première position des motivations au travail, même devant le sens ! Comment l’expliquez-vous ? 

Oui, ça arrive. Je dirais que c’est circonstanciel avec la reprise économique post-pandémie. Le taux de chômage ayant diminué, le marché de l’emploi est effervescent et le pouvoir est souvent entre les mains des demandeurs d’emploi. Admettons qu’une personne ait le choix entre trois offres de job, elle a aujourd’hui la liberté d’opter pour celui qui lui propose le meilleur salaire. C’est normal que les gens veuillent tirer avantage de la situation économique. Seulement, encore une fois, si leur salaire est le seul vecteur qui les motive à être en poste, gare aux conséquences sur leur bien-être… ! 

Je comprends bien que si les fonctions intrinsèques, comme avoir une structure temporelle, un réseau social, pouvoir développer ses compétences, construire son identité ou encore avoir une flexibilité psychique, sont négligées, cela peut provoquer du mal-être et entraîner des risques psychosociaux.  Qu’en est-il du coup si les fonctions extrinsèques sont délaissées ? 

Oui, si les fonctions intrinsèques sont négligées, il est possible que l’on soit obligé de compenser avec des primes et des salaires élevés pour pallier ces dynamiques de désengagement. Par contre, si on néglige les fonctions extrinsèques du travail, comme un salaire juste par rapport au travail effectué, les salariés peuvent aussi se retrouver découragés. C’est notamment le cas des « métiers passions » comme les métiers sociaux (infirmières, sages-femmes, etc.), où la reconnaissance salariale n’est pas du tout à la hauteur de la reconnaissance de l’utilité du travail, ce qui finit aussi par alimenter du mal-être dans ces professions. Dans tous les cas, en négligeant un type de motivation par rapport à l’autre, les employeurs risquent de se retrouver face à des employés démotivés, absentéistes ou pire encore, en proie à des risques psycho-sociaux. Cela se répercutera aussi sur leur performance et bien sûr sur la performance de l’entreprise à terme. Voilà pourquoi il est primordial que les salariés soient animés par les bonnes motivations. On en revient à la pensée d’Alfie Kohn : permettre aux employés de ne pas être inquiets sur le plan matériel, sans en  faire leur principale motivation, tout en nourrissant leurs besoin d’autonomie, de connexion sociale, de compétence, de plaisir ou encore de sens. Tout est une question d’équilibre finalement !

Comment les employeurs peuvent-ils trouver le juste équilibre entre les différents types de motivations ? Autrement dit, comment peuvent-ils équilibrer argent et bien-être au travail ? 

Il existe pleins de belles façons de le faire. Je pense qu’il faut répondre a minima aux préoccupations de base relatives au salaire, et faire tout ce qui est en notre possible en tant qu’employeur pour satisfaire les besoins fondamentaux et booster les motivations intrinsèques de leurs collaborateurs. Il faut se concentrer sur leurs forces, au lieu de chercher à sans cesse combler leurs lacunes et mettre à leur disposition le plus de ressources possibles pour faire en sorte qu’ils puissent faire ce qui les anime vraiment, qu’ils aient des missions inspirantes et socialement impactantes. C’est peu coûteux et cela garantira leur efficacité et leur performance, puisqu’ils seront réellement motivés et bien dans leur job. 

Propos recueillis par Anaïs Koopman

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