Anaïs Koopman
Anaïs Koopman
26 avril 2022
Temps de lecture : 9 min

« La dimension formelle permet de construire et de structurer la relation de manière officielle, tandis que la dimension informelle la nourrit »

Entretien avec Julien Ohana

Julien Ohana est associé fondateur de la société AlterNego, cabinet de conseil, de formation et de recherche, créé en 2010. Autant dire qu’à ce titre et en tant que manager il a eu le temps de nouer des relations à la fois professionnelles et personnelles avec un grand nombre de collaborateurs. Et ces derniers le confirment : il ressort de sa personnalité sa capacité à rester proche du terrain, à jouer à fond la carte du relationnel, en s’affranchissant des questions de hiérarchie. Pour cette raison, nous avons souhaité questionner  sa vision et son expérience du relationnel au travail. 

Bonjour Julien. Peux-tu nous dire quelle relation tu entretiens avec l’équipe AlterNego au regard de ta fonction?

Étant co-fondateur, j’ai une place un peu particulière qui m’a donné le privilège, avec mes associés, de constituer l’équipe qui nous semblait idéale au regard de la vision que nous avions pour AlterNego. Cela nous a permis de nouer des relations solides avec chaque nouvelle recrue qui adhérait au projet. Après en tant que manager de personnalités contrastées, les relations que je tisse sont aussi liées aux fonctions que j’assume auprès d’elles. Fixer leurs objectifs, accompagner leur montée en compétences, récompenser leurs succès ou encore chercher des solutions en cas de non atteinte des objectifs sont autant de missions qui vont participer à créer une relation unique avec chaque personne. Je mène également des négociations en cas d’augmentation de responsabilités ou de nouveaux objectifs, qui sont souvent corrélées à une évolution de rémunération et/ou de statut professionnel, et cela peut venir complexifier la relation créée.

Justement pour reprendre ce dernier point, dans le cadre de relations hiérarchiques et/ou managériales, on a plutôt tendance à favoriser le formel. Comment, toi qui semble être « à fond dans le relationnel » chez AlterNego, tout en portant le rôle de fondateur, arrives-tu à naviguer entre formel et informel ?? 

Tous les rôles dont je viens de te parler font en effet partie de la relation plus « formalisée » que j’entretiens avec mes équipes. C’est évidemment une partie très importante de la relation. Cependant la dimension plus informelle du travail est tout aussi fondamentale au bon fonctionnement d’une collaboration professionnelle. L’objectif est de créer et de maintenir une relation dans son ensemble, c’est-à-dire à la fois formelle… et informelle. Plus concrètement, la dimension formelle permet de construire et de structurer la relation de manière officielle (on définit la manière de communiquer, de travailler ensemble, de suivre les différents projets, etc.), tandis que la dimension informelle la nourrit (on fait vivre la relation, on la fait grandir). 

Si la dimension informelle de la relation est aussi importante, comment s’illustre-t-elle  dans le monde professionnel ? 

L’informalité est tout ce qui relève du don et du contre-don. En entreprise, nous passons beaucoup de temps à faire circuler des dons, au sens anthropologique du terme, aussi bien sur le plan purement professionnel (des informations, des connaissances, un accompagnement sur un sujet en particulier, etc.), que sur le plan plus convivial (des cadeaux, des moments de partage, etc.). Dans le cadre de ces dons, ce qui transite n’est pas conditionné à un retour. Et pourtant, chacun sait que d’une façon ou d’une autre, cela crée un échange. Par exemple, si un manager invite un collaborateur à déjeuner, des échanges à la fois professionnels et personnels devraient avoir lieu. Le collaborateur en question en tirera sûrement un sentiment de reconnaissance, se sentira a priori mis en valeur, ce qui augmentera très certainement son niveau d’engagement. Finalement, ce qui est donné en amont (le don : un déjeuner par exemple) appelle souvent une réponse « en échange » de manière implicite (le contre-don : un engagement supérieur par exemple). Le contre-don est souvent de nature différente du don initial. En conséquence, être en lien en entreprise revient à être débiteur, au sens positif du terme, puisqu’un don et un contre-don ne circulent généralement pas de manière bi-latérale. En effet, en reprenant notre exemple, le surplus d’engagement du collaborateur se sentant valorisé aura un impact vertueux sur l’ensemble du collectif. Toutes ces micro-actions (comme les temps informels à l’occasion d’anniversaires, de sessions de sport, de soirées et de week-ends d’équipe, etc.) n’ont au premier abord rien de vraiment formel, puisqu’elles ne sont pas directement liées au travail et à ce qui doit être produit. Et pourtant, elles nourrissent la relation et donc le sentiment d’appartenance à un objectif commun. 

Et toi, comment t’y prends-tu pour investir ta relation avec tes collaborateurs ? 

Une de mes particularités est que j’aime m’entourer dans le travail de connaissances de longue date ou d’amis, parce qu’à mon sens la confiance est un accélérateur pour une relation. Cependant, amis ou pas, j’aime la relation que je peux avoir avec les gens et cela passe par m’intéresser sincèrement à mes collaborateurs. Je compte vivre et partager les choses avec eux. J’essaye aussi de créer une vraie proximité par le tutoiement que j’emploie toujours très rapidement et en créant les conditions nécessaires à un échange véritable – pour que les choses soient dites -, et de la manière la plus sympathique possible. C’est important en tant que manager de montrer à ses collaborateurs qu’on est là quand ils ont besoin de nous sur le plan professionnel, mais aussi sur le plan personnel, s’ils le souhaitent. Ainsi, je pense pouvoir dire que mes équipes savent qu’elles peuvent compter sur moi. 

Tu penses donc que les vies personnelles de tes équipes ont leur place dans le cadre de votre collaboration professionnelle ? 

Oui, car en décidant de ne parler que de choses professionnelles, on risque d’être vite bloqués. C’est d’ailleurs ce que nous a montré la crise du coronavirus. Durant le premier confinement, c’était important pour moi de connaître les conditions dans lesquelles les membres de notre équipe étaient confinés (petit ou grand espace, enfants ou non, etc.) pour les aider à créer les meilleures conditions de télétravail. Plus globalement, je m’autorise à accueillir cette partie-là de leur vie en me reposant sur le principe de la réciprocité : si j’encourage mes équipes à parler de leur vie personnelle sans en faire de même, cela risque de créer un décalage et une situation d’inconfort. De la même façon, si je parle beaucoup de ma vie hors des murs du bureau sans être à l’écoute de mes interlocuteurs, cela va être facteur de déséquilibre. 

J’imagine qu’il faut quand même mettre certaines limites pour que la relation informelle ne prenne pas le pas sur la relation formelle…?

En effet, il ne faut ni trop d’informel, ni pas assez, et ça n’est pas toujours facile de trouver la juste mesure. Pour délimiter le formel de l’informel, je m’assure donc de deux choses. D’abord, je respecte la notion de réciprocité mentionnée plus haut. J’insiste sur ce point : si je suis à l’aise pour écouter un collaborateur me parler de sujets parfois très personnels, je dois aussi être prêt à en discuter et à m’ouvrir un minimum. Il en va de même pour la personne qui est en face de moi. J’estime que les limites ne sont pas respectées si l’un des deux interlocuteurs n’est pas à l’aise soit de parler, soit d’écouter. Dans ce cas, mieux vaut rester prudent et ne pas entamer une telle discussion. Pour autant, il n’y a pas de règle : tout dépend de la personne qu’on a en face de soi. Parfois, c’est difficile de jauger en amont, mais on peut toujours se demander si on imagine que l’on pourrait parler de telle ou telle chose intime à autrui, ou si autrui pourrait nous parler de telle ou telle chose sans que cela ne crée de gêne. Et puis, il faut faire la différence entre l’intention et l’impact : même si j’ai l’intention d’ouvrir la discussion et que celle-ci est bonne, est-ce que je me pose vraiment la question de l’impact de ce que je suis en train de dire ? Est-ce vraiment utile, constructif pour la personne et la relation en question… ?  

Ensuite, je pense qu’il faut savoir faire la différence entre ce qui relève de la relation informelle, de la relation formelle et de la notion de « contrôle ». Cette dernière permet de sécuriser, d’accompagner et parfois, s’il le faut, de recadrer et de sanctionner. Je suis attentif à ce que ma posture managériale ne soit pas mal interprétée : je ne souhaite pas représenter l’image d’un contrôle de police qui punit le non-respect de la loi, mais plutôt celle d’une tour de contrôle qui est indispensable pour que chaque pilote se sente en sécurité dans un espace partagé. Pour ce faire, il faut assumer son rôle d’avertissement et de sanction, pour rappeler, si nécessaire, les règles à respecter.

C’est précisément dans ce cas-là que l’on se doit d’être vigilant. En effet, nous pouvons devenir otages d’une excellente relation au point de ne plus savoir dire « non », de ne plus être en mesure d’exprimer que certaines choses ne vont pas, ou encore que les objectifs n’ont pas été atteints et qu’il faut établir un plan d’amélioration. Plus la relation est bonne, extra-professionnelle et/ou ancienne, plus il est difficile de faire preuve d’une certaine autorité. Or, dans ce cas, les non-dits risquent de créer des tensions et de desservir la relation aussi bien informelle que formelle, ainsi que la qualité du travail fourni. D’où l’importance de savoir faire preuve d’autorité et de courage, quelle que soit la nature du lien qui nous unit à l’autre. Une bonne relation ne doit en aucun cas exclure ce type d’ajustements. 

Pourquoi le relationnel en entreprise est-il important pour toi ?

Tout simplement parce que si le relationnel n’a pas sa place en entreprise, on perd l’étape primordiale de la régulation. Le relationnel protège les collaborateurs, car il permet, dans les moments difficiles, d’aborder des thématiques compliquées de manière constructive. Par exemple, sans relation établie, nous risquons d’aller trop vite vers la sanction, sans cette fameuse étape de régulation. Le manque de relationnel déshumanise le côté professionnel, là où la relation permet de donner une chance pour se projeter une deuxième, voire une troisième fois. Alors, en se rendant compte que le relationnel peut faire défaut entre deux collaborateurs, il reste possible d’améliorer cette relation, en gardant en tête que l’objectif n’est pas d’être ami avec l’intégralité de l’entreprise, mais bien de nouer et de maintenir de bonnes relations. 

Ne penses-tu pas que les relations informelles et extra-professionnelles ne créent pas, malgré tout, d’inéquité ? Qu’elles ne conditionnent pas, même de façon non-officielle, l’évolution d’un statut, par exemple ? 

Absolument pas : ça s’objective ! Cela nécessite un vrai point de vigilance, pour éviter de tout mélanger et de tomber dans l’écueil de la non-équité de traitement. Je vois deux garde-fous pour éviter ce genre de situation. D’abord, avoir une fonction Ressources Humaines incarnée, qui puisse suivre les progressions (aussi bien des compétences que des promotions et des salaires), à travers des outils permettant d’évaluer les managers et les collaborateurs de manière totalement objective. Ensuite, partager les décisions entre plusieurs managers. Par exemple, si, en tant que manager, je suis seul et n’ai pas la possibilité de prendre d’autres avis en compte, le mien sera forcément biaisé par les qualités des relations qui me lient aux uns et aux autres. Pour contrer cela, je vais donc avoir recours à des comités de direction, favorisant la régulation.

De plus, pour éviter les relations inéquitables, des règles (comme des critères d’évaluation pour passer d’un grade à l’autre en management, par exemple), ne suffisent pas. Les règles constituent les rouages d’une bonne collaboration, or il faut aussi des principes (comme le fait de souhaiter que l’équité de traitement soit obligatoire, notamment grâce à des people reviews entre managers avec plusieurs décisionnaires, par exemple), qui représentent l’huile nécessaire aux rouages, pour qu’ils puissent tourner correctement. Des règles sans principes, ça ne fonctionne pas, et vice versa : il faut les deux pour créer de l’intelligence dans les relations au travail. 

Que conseillerais-tu à un manager pour que ses collaborateurs aient aussi de bonnes relations entre eux ? 

En tant que manager, notre rôle est aussi de faciliter le respect entre les membres de l’entreprise. Je ne dois pas laisser des clans se former au sein et entre les équipes. Même si nous avons toutes et tous des choses à nous reprocher par moments, si nous laissons trop les commérages émerger, cela risque de très vite casser les bonnes mécaniques. Encore une fois, même si l’objectif n’est pas que tout le monde s’entende à merveille, il faut que les relations professionnelles soient fructueuses, un minimum agréables et surtout respectueuses. Par « respect », j’entends « reconnaître que l’autre est légitime d’avoir sa place au sein de l’organisation », à partir du moment où le management et la direction l’ont décidé. 

Aussi, l’exemplarité est indispensable : si je souhaite que tout se passe bien au sein et entre mes équipes, je dois non seulement en être le garant, mais aussi faire en sorte que cela se retranscrive dans mon propre comportement. Par exemple, si entre managers il n’y a pas de débat sain et serein, il n’y aura sûrement pas de cohésion d’équipe… ! Pour que nous, managers, inspirions confiance à nos collaborateurs dans notre manière d’être cohérents et cohésifs, nous devons cultiver un fort niveau de contradiction et de respect. Cela signifie que nous pouvons ne pas être d’accord, tout en abordant le débat de manière respectueuse. Attention, cela ne veut pas dire qu’on ne peut pas être en conflit, tant que ça reste de manière saine, positive et constructive… et que cela mène à des solutions ! 

Si je comprends bien, selon toi, donner le bon exemple à ses collaborateurs va de pair avec le fait de leur inspirer confiance ? 

Exactement. Pour leur inspirer confiance, je conseille de faire preuve d’humilité, pas dans le sens de la modestie, mais plutôt de la connaissance de ses forces et faiblesses. Il faut savoir à la fois être fier de ce qui a été accompli, mais aussi avoir conscience du chemin qu’il reste à parcourir. En connaissant ses limites et en les reconnaissant aux yeux des autres, cela montre que nous avons besoin d’eux pour avancer. Pour conclure, mon principal conseil est le suivant : soyez vous-mêmes. Cela ne sert à rien de vouloir être une autre personne dans le cadre professionnel que celle que vous êtes dans la « vraie vie ». Si vous jouez un rôle, comment pourrez-vous délivrer les bons messages et être sûr que votre entourage saura les décoder ? Que vos relations avec autrui seront équilibrées ? Rester authentique, en étant aussi bien conscient de vos qualités et de vos défauts, vous aidera à vous améliorer au quotidien et inspirera les autres à faire de même.

Propos recueillis par Anaïs Koopman

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