Marie Donzel
Marie Donzel
18 mai 2020
Temps de lecture : 5 min

« Il est temps que les femmes changent de regard sur elles-mêmes ! »

Rencontre avec Marianne Bathily, entrepreneure franco-sénégalaise, créatrice des SenTalk Shows et promotrice d’une vision résolument moderne de l’inclusion.

Quels déclics, au cours de votre parcours, ont contribué à forger la femme que vous êtes et la vision du monde que vous portez ?

Marianne Bathily : Très petite, quand j’ai pris conscience que j’étais métisse… Et que pour les esprits étroits, être métisse, c’est être ni noir ni blanc, jamais complètement ce qu’il faudrait être. Moi, j’étais moi, la question ne se posait pas autrement que ça. Mais cette expérience du regard plein de certitudes que certain·e·s posent sur les autres m’a donné une vue directe sur l’injustice. Et m’a très tôt amenée à me faire la promesse de ne jamais considérer qu’il n’y a qu’une vérité : ce qui est vrai à Rome ne l’est pas à Dakar, à Shanghai ou à New York… C’est l’évidence même, mais les gens sont prêts à faire du mal pour imposer leurs certitudes. C’est tellement pratique d’avoir des certitudes, mais c’est aussi le plus court chemin vers la bêtise.

Deuxième déclic : j’ai 18 ans, je fais mes études en France, à Lille. Je passe un soir d’hiver devant le théâtre Sébastopol et je vois une femme avec une poussette, à laquelle sont accrochés des sacs de course et elle porte un pack de 6 litres d’eau à bout de bras. C’est ça, être une femme en Occident ? S’occuper de tout, toute seule, tout porter, n’être aidée par personne ? Jamais je ne veux vivre comme ça. Et je ne comprends pas qu’on fasse faire des études à des femmes, en leur promettant qu’elles vont faire carrière, pour ensuite les soumettre à tant de pression pour être une bonne mère et une bonne ménagère. Ca n’a pas de sens ! Dans ces conditions-là, je ne me vois pas fonder une famille. Alors, parce que je veux une vie pleine, m’épanouir dans le travail et avoir des enfants, je décide à 22 ans de rentrer à Dakar.

Et là, troisième déclic : dans mon autre pays, je n’arrive pas à entrer dans les cases. Je travaille dans des multinationales mais, à chaque fois, quelque chose dans ma manière d’être ne va pas. Je dois jouer la comédie pour exister et pour faire valoir mes compétences. Je passe plus de temps à faire de la politique qu’à faire mon travail. Ca ne me va pas. Alors, à un moment, je décide de créer ma boîte. Je ne viens pas du tout du monde de l’entrepreneuriat : mes parents étaient des intellectuels, de ceux qui portent des lunettes, lisent des livres et te disent « fais ce qui t’intéresse, pas du business ! ». Mais moi, le business, c’est ce qui m’intéresse. Je suis fière d’avoir osé sauter ce pas de l’entrepreneuriat, car j’ai en quelque sorte creusé le sillon pour mon frère qui a créé la laiterie du berger et pour ma sœur qui est aujourd’hui devenue mon associée.

Et puis le 4è déclic, c’est maintenant, dans ma vie de femme approchant la cinquantaine. Une femme qui pendant des années a vécu dans la vitesse, dans l’agitation, la tempête…  Et le vent s’arrête. Je suis bien dans cette accalmie. Je prends le temps. Je savoure la maturité. C’est une vraie libération, aussi !

Vous avez lancé le SenTalk Show pour promouvoir l’entrepreneuriat au Sénégal. Comment cette idée vous est-elle venue ?

Marianne Bathily : J’ai passé beaucoup de temps à visionner des TedTalks. C’est bien fait, c’est un projet génial pour partager les idées, ça donne de la notoriété à des personnalités intéressantes qui ont une histoire à raconter… Mais disons-le franchement, ça reste assez occidental comme approche, et il y a assez peu de speakers qui viennent du continent africain, en dehors de quelques superstars. Je me suis demandé ce que nous, Sénégalais·e·s, attendions pour nous faire valoir, alors que nous avons un pays sublime qui témoigne d’une croissance annuelle de 10%, où vous croisez tous les jours des gens qui entreprennent, où il y a foule d’opportunités… Notre réflexe, c’est de partir : en avion pour étudier dans les universités occidentales ou en pirogue pour faire des petits boulots dans l’économie informelle, c’est la même histoire : on pense que c’est ailleurs qu’on va trouver la réussite, la reconnaissance. Nous ne croyons pas assez en nous-mêmes ! Je me suis donc dit qu’il fallait que je propose quelque chose qui convainque les jeunes de ce pays qu’il y a un avenir ici. Pour cela, il faut que nos entrepreneurs leur parlent, racontent leur histoire : 80% des chef·fe·s d’entreprise sénégalais·e·s ont commencé dans un garage, exactement comme Steve Jobs ! Ce n’est pas de tout repos d’entreprendre, il y a des moments de galère, de la casse, et puis on se relève, on repart, on tire des leçons de ses échecs pour faire mieux. Ce n’est pas différent ici qu’ailleurs. Alors, pourquoi pas ici ? J’ai donc monté les SenTalk Shows sur le modèle des TedTalks parce que c’est redoutablement efficace sur le plan marketing, et à chaque session, on donne la parole à 4 ou 5 personnes de notre pays qui ont réussi, à leur façon, en suivant leur propre chemin. Je suis fière de ce projet car il contribue à la fierté des femmes et des hommes de mon pays.

Quelle est votre vision de la condition des femmes, ici, en Occident et ailleurs dans le monde ?

Marianne Bathily : Je vais peut-être choquer mais je le dis sans hésiter : les femmes ont le pouvoir et elles l’ont toujours eu. Mais on leur a laissé penser qu’elles ne l’avaient pas, et elles y ont cru. Mettons de côté les cas extrêmes, d’emprise et de violences physiques et psychiques, pour regarder ce qui se passe dans la majorité des situations : les femmes n’exercent pas le pouvoir qu’elles ont entre les mains. Elles acceptent qu’on leur mette des barrières ou elles s’en mettent elles-mêmes. Elles ont intégré l’idée qu’elles valent moins. Il est temps que les femmes changent de regard sur elles-mêmes : qu’elles ouvrent les yeux sur leur propre puissance. Toutes les questions critiques de notre temps sont entre leurs mains : l’alimentation, la santé, l’éducation, l’environnement. Elles ne vont pas se laisser déposséder de cela, quand même !

Pour qu’elles prennent confiance et qu’elles osent exprimer leur puissance, il faut aussi qu’elles soient moins seules. En Occident, c’est ce qui me frappe le plus, l’isolement des femmes qui peuvent vivre une vie apparemment très épanouie dehors mais qui sont seules à tout porter à l’intérieur des maisons. Et qui se cachent, parce qu’elles ont en quelque sorte honte d’être si différentes au foyer qu’au travail ou dans leur vie sociale. Elles ne s’en parlent même pas entre elles. Ici, les femmes se soutiennent : de génération en génération, elles sont là les unes pour les autres, les sœurs, les voisines, les amies, elles partagent, elles s’entraident… Et la maison n’est pas du tout cet espace reclus dans le silence qu’on voit dans trop de foyers ailleurs. La maison, c’est un espace de partage, de liberté et de pouvoir. Je crois qu’avoir dénigré l’univers du foyer a été une erreur dans la lutte pour la libération des femmes. Tous les grands changements, c’est à la maison qu’ils se font.

Propos recueillis par Marie DONZEL

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