Anaïs Koopman
Anaïs Koopman
11 mai 2022
Temps de lecture : 8 min

« Permettre aux émotions de trouver leur place au travail, ce n’est pas ouvrir un bureau des pleurs »

Interview d’Emma Vilarem

Emma Vilarem est docteure en neurosciences cognitives. Diplômée de l’École Normale Supérieure, elle s’est spécialisée dans l’étude des comportements sociaux. Pour AlterNego, elle vient interroger la juste place des émotions  au sein du monde du travail et du management. Ou plutôt, de leur place tout court. Les émotions sont-elles si malvenues dans le milieu professionnel, et notamment dans le cadre d’une relation hiérarchique ? N’y a-t-il pas une autre grille de lecture des émotions au travail ? Convaincue qu’aujourd’hui, il devient primordial de les considérer comme une partie intégrante de l’environnement de travail, au lieu de les mettre de côté ou pire, de les juger, la spécialiste des émotions nous répond. 

Bonjour Emma. Pouvez-vous nous en dire plus sur votre métier ?

Je suis docteure en neurosciences cognitives (l’étude des mécanismes biologiques qui sous-entendent la cognition – perception, motricité, langage, mémoire, raisonnement, émotions, etc – , ndlr.) et experte des interactions sociales au travail. J’interviens à ce sujet chez Cog’X en tant que cheffe de projet scientifique. Je pilote un pôle, « Collaborer Autrement », au travers duquel je mets les connaissances et outils issus de la recherche en sciences cognitives au service du travail d’équipe. Ma mission principale est d’amener les managers et collaborateurs à prendre en compte les émotions au sein de leur vie professionnelle. 

Pourquoi vous être intéressée aux émotions et aux interactions sociales ? 

Mon intérêt pour les émotions et les interactions sociales a toujours été évident. Je ne m’explique pas vraiment mon intérêt profond pour ce sujet, sans doute résonne t-il en moi de façon particulière. Ce que je peux vous dire, c’est que lorsque j’ai remarqué que les émotions étaient déconsidérées, j’ai voulu contribuer à les dédramatiser et à faire évoluer le regard que nous sommes très nombreux à poser sur ce qu’on ressent. 

Exprimer ses émotions est souvent perçu comme un aveu de faiblesse, particulièrement dans le monde professionnel. Quelles sont les idées reçues sur les émotions ?

Il existe de nombreuses croyances autour des émotions. La plus prégnante est qu’elles sont irrationnelles et qu’en conséquence, elles sont un frein à un travail efficace. Cette idée implique plusieurs malentendus. D’abord, il est fréquent de penser que les régions de notre cerveau qui gèrent les émotions sont complètement dissociées des régions impliquées dans le raisonnement. Et pourtant, elles fonctionnent en réseau et s’influencent les unes les autres.  Ensuite, on a souvent tendance à dire que les émotions sont mauvaises conseillères, comme si elles ne nous poussaient qu’à prendre de mauvaises décisions…

Vous semblez penser le contraire…? 

En effet. Ou plutôt, c’est la science qui le dit ! Tout d’abord, les circuits du cerveau impliqués dans la perception et la gestion des émotions, comme le système limbique (l’ensemble de zones du cerveau connues pour jouer un rôle dans l’olfaction, la mémoire et la régulation des émotions, ndrl.) sont des circuits que l’on retrouve chez de nombreuses espèces animales, du lézard à l’être humain.. Si ces mécanismes cérébraux ont été sélectionnés par l’évolution, c’est bien pour une raison… On dit des émotions qu’elles sont un mécanisme biologique de survie, qui nous aide à agir rapidement de façon adaptée. Prenons l’exemple basique du feu : sans la peur, nous réagirons sans doute trop tard face à un danger. Il en va de même pour la colère, souvent nécessaire pour surmonter les obstacles, ou encore pour le dégoût, qui nous éloigne de sources de contamination… Alors oui, les émotions ont clairement une fonction de protection, puisqu’elles nous aident à agir et à réagir de façon très rapide, instinctive et souvent saine. Attention, cela ne signifie pas que l’expression des émotions est toujours adaptée quel que soit le contexte : on peut distinguer les émotions,  qui ont bel et bien une utilité, de la façon dont elles sont exprimées. On dit souvent des émotions qu’elles “restent à la porte de l’entreprise”, ce serait extrêmement dommage de laisser un tel outil de survie à la porte de l’endroit où l’on passe le plus clair de notre temps et de les ignorer lorsqu’elles frappent à la porte… nous ne le pouvons tout simplement pas et heureusement !

Et pourtant, on dirait bien qu’il est implicitement attendu que les collaborateurs laissent leurs émotions une fois avoir passé la porte de leur bureau ? 

C’est vrai qu’on les encourage encore trop à masquer ce qu’ils ressentent. Au contraire, on les appelle à être constamment de bonne humeur, efficaces et productifs, alors que ça n’est évidemment pas possible ! Du côté de la hiérarchie, rares sont les managers qui interrogent les émotions de leurs équipes. Résultat, les émotions sont souvent tues, ce qui est complètement contre-productif. En effet, une autre idée reçue est de penser qu’en ignorant les émotions, elles vont finir par disparaître, alors que c’est justement comme ça qu’elles vont être exacerbées et que la personne risque de craquer sous la pression.

Même si les émotions au travail ont encore un bon bout de chemin à parcourir avant d’être pleinement intégrées au travail, n’avez-vous pas l’impression que la pandémie lui a laissé un petit peu de place…?

Oui, depuis le premier confinement, nous nous sommes davantage rendus compte que l’on pouvait mal vivre son travail pour différentes raisons. En même temps, il nous était tout d’un coup impossible de nous rencontrer entre collaborateurs… Cette prise de conscience couplée à la solitude ont au moins eu le mérite de permettre aux actifs de porter une attention particulière à ce que vivaient leurs collègues, notamment dans le cadre professionnel. Il aura fallu un déclencheur émotionnel bien identifié et propre à tous (le confinement), pour se préoccuper davantage des uns des autres et se déculpabiliser d’exprimer ses difficultés et parfois même ses émotions… Pourtant, confinement ou pas, il y a tout un tas de sources d’émotions négatives au travail qu’il faut savoir démasquer et écouter attentivement, comme un manque de confiance dans les relations sociales, une charge de travail qui pressurise les individus, un manque de déconnexion du travail…

Comment un manager peut-il faire en sorte d’être à l’écoute… tout en restant dans la juste mesure ? Autrement dit, sans que son bureau ne devienne le « bureau des pleurs » ?  

En voilà, un autre préjugé (rires) ! On a souvent tendance à opter pour ce statu quo en matière d’émotions : à partir du moment où on les autorise au travail, ça va devenir le “bureau des pleurs”, alors autant les cacher ! Et bien, ce n’est pourtant pas si binaire et  il existe de nombreux niveaux intermédiaires entre le « bureau des pleurs » et a contrario un environnement dans lequel aucune émotion ne transparaît. Ce n’est pas non plus parce qu’un manager demande à un collaborateur comment il se sent qu’il va devoir l’écouter des heures durant se plaindre de sa situation conjugale… On peut essayer de faire bouger les choses petit à petit dans son équipe ! 

Dans ce cas, par où commencer ? 

Pour redonner de l’espace aux émotions et les revaloriser auprès des collaborateurs, il faut que le management soit d’abord en posture de les voir et de les interroger, avant de pouvoir agir à l’échelle de l’organisation tout entière. La littérature scientifique démontre que la hiérarchie peut avoir un réel impact sur la perception et la régulation des émotions, et donc influencer le comportement d’un manager vis-à-vis de ses propres émotions, mais également vis-à-vis de celles de ses collaborateurs. Par exemple, on observe que les supérieurs hiérarchiques ont tendance à exercer un contrôle émotionnel accru sur ce qu’ils ressentent, c’est-à-dire qu’ils ont tendance à ne pas exprimer leurs émotions, ce faisant, ils incitent de manière implicite ou non leurs équipes à contrôler leurs émotions de manière similaire. Ces dernières peuvent avoir alors beaucoup de mal à exprimer leurs émotions, surtout lorsqu’elles sont « négatives », ou en particulier dans le cadre de conflits.  De la même manière, si le manager sous-entend envers ses équipes que toute situation est facile à régler, il sera très délicat pour elles de confier qu’elles font peut-être face à un obstacle ou qu’elles ont besoin d’aide. Au contraire, s’il reconnaît que tout n’est pas toujours simple, même pour lui, il ouvre la discussion avec et pour ses collaborateurs. 

Comment expliquez-vous que tant de managers aient du mal à partager leurs propres émotions ? 

La culture managériale y est pour beaucoup. On a tendance à considérer les managers, et à travers eux une certaine vision du leadership, tels des capitaines de bateaux, dans l’obligation de rester forts et infaillibles. Dans un tel schéma, difficile d’exprimer ses difficultés… ! Or, pour créer une relation de confiance propice à l’accueil des émotions, il faut d’abord « montrer l’exemple », mais aussi favoriser des temps d’équipe informels individuels et collectifs de qualité. Ces derniers ne doivent pas être exceptionnels. S’il est attendu des collaborateurs qu’ils se confient davantage à leur manager, ce dernier doit être prêt à investir du temps et des ressources pour tisser cette relation. Cela aura forcément des répercussions positives sur le bien-être des équipes, mais aussi sur l’engagement, la performance et la qualité du travail collectif. 

Lorsqu’on parle des émotions, on pense souvent « émotions négatives » en premier lieu comme on vient de l’évoquer. Quelle place pour les émotions positives au travail ? 

En principe, elles sont plus faciles à adresser, car cela correspond à une culture de travail assez prédominante qui vante le fait de se sentir bien de manière quasi-constante. Et pourtant, on ne fait pas assez de feedbacks positifs, également nécessaires pour nouer une relation de confiance, motiver les troupes… Alors qu’il est tellement important de fêter les succès de l’équipe (et même les échecs), de reconnaître les efforts, de partager les émotions positives… Réunir les équipes autour des émotions participe réellement à la cohésion sociale en entreprise. 

La culture d’entreprise est certes importante mais qu’en est-il des individus eux-mêmes ? Comment les aider à accueillir leurs émotions et à les libérer ? 

J’insiste sur le fait que beaucoup de choses se passent quand même au niveau de la culture de l’organisation ou de l’équipe et qu’il faut agir sur le contexte dans lequel se trouvent les salariés en priorité. C’est le levier le plus efficace. Si un collaborateur verbalise ses émotions, mais que personne n’est là pour l’écouter ou pire, qu’on le fait culpabiliser, c’est « mission avortée »… Pour autant, on peut aussi opérer au niveau individuel, en leur transmettant des stratégies de régulation émotionnelle basées sur la littérature scientifique. Par exemple, on utilise souvent la « stratégie de verbalisation », qui consiste à mettre en mots ses émotions plus régulièrement, soit seul à voix haute ou sur le papier, soit auprès d’une personne de confiance. La méditation de pleine conscience est un autre outil qui aide les individus à être à l’écoute de leurs propres signaux : pour réguler ses émotions, il faut d’abord être en mesure de les entendre. 

Y a-t-il une stratégie à éviter à tout prix ?

Oui, la « stratégie de suppression » : faire comme si de rien n’était est associé, à terme, à des risques pour la santé mentale. De plus, en ignorant ses signaux personnels, on diminue les possibilités de régler ses problèmes. Il faut donc prendre conscience des conséquences délétères d’une telle « stratégie »… et de l’importance d’un contexte professionnel dans lequel on peut verbaliser les choses avec confiance et sans sentiment de culpabilité. 

Quel lien faites-vous entre le lieu de travail et l’émotionnel dans le cadre de votre travail chez Cog’X

Disons que spontanément, on peut ne pas faire de lien direct entre le lieu de travail et les émotions à proprement parler. Or, on peut constater que les lieux de travail répondent plus ou moins aux besoins des actifs (par exemple, le besoin de lieux silencieux pour se concentrer, d’autres pour se réunir et travailler en équipe, …), d’où la nécessité de mettre à leur disposition des lieux où ils pourront travailler de manière plus apaisée. Au contraire, si les équipes sont « forcées » de travailler dans des endroits où leurs besoins ne seront pas respectés, elles risquent de moins bien vivre leur travail, ce qui impactera la qualité du travail rendu à terme. Je pense aussi à l’importance des sas de décompression, autrement dit de lieux où l’on peut échanger de manière informelle et privée. Des études ont justement montré que dans les cas où les espaces de pause sont vitrés au milieu de l’open-space, les collaborateurs s’engagent moins dans des relations sociales rapprochées que ceux qui ont des espaces plus isolés à disposition. 

Pour conclure, même si ça n’est pas encore communément appliqué, ouvrir la porte aux émotions n’a pas l’air si sorcier… ? 

Il faudrait juste arriver à les appréhender de manière plus simple en les dédramatisant d’abord, puis en osant – toujours en partant  du management – retirer son masque au travail, aussi bien pour dire les moments difficiles, que pour célébrer les victoires. De toute façon, masque ou pas, les émotions sont bel et bien là : il ne s’agit même plus de leur « faire de la place », mais bien de les laisser occuper la place qu’elles ont naturellement.  

Propos recueillis par Anaïs Koopman

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