Valentine Poisson
Valentine Poisson
15 novembre 2016
Temps de lecture : 6 min

Entretien avec Serge Marquis (et son abominable hamster)

Serge Marquis n’est pas un docteur comme les autres : il est d’abord drôle et très chaleureux. Ce ne sont pourtant pas ces qualités dont il abonde qui font de ce spécialiste en santé communautaire et en médecine du travail un être à part, ni son humble combat pour raviver la flamme des âmes épuisées. La particularité de Serge Marquis, c’est le petit hamster qui le suit à chacune de ses conférences, et plus encore, à presque chaque instant de sa vie.

Pensouillard, c’est son nom, n’est pas franchement mignon, et même plutôt tyrannique. Il persécute le pauvre docteur, jusqu’à lui faire parfois perdre ses moyens. Si Serge Marquis s’est entiché d’un telle bestiole, c’est tout simplement parce qu’elle loge dans sa tête, et qu’il est donc bien obligé de faire avec. Le comble, nous explique-t-il, c’est qu’inconsciemment nous sommes tous parasités par l’insolent hamster ! Mais comme le docteur est aussi fort sympathique, il partage volontiers les enseignements de ses longues années de dressage, nous aidant ainsi à apprivoiser la sale bête.

Pensouillard, drôle de prénom pour un hamster ! D’où vous vient l’inspiration ?

Serge Marquis : C’est parce qu’il « pensouille » tout le temps ! On l’appelle aussi « ego », et il voudrait devenir une super star. Le problème, c’est que quand on ne lui accorde pas le crédit qu’il estime mériter, il se met à paniquer : « et moi alors, on m’oublie ? ». Il a aussi souvent l’impression que le monde entier est contre lui : quand le trafic est perturbé au préalable d’un rendez-vous important par exemple, quand la gérante de supermarché entreprend de faire l’inventaire de sa caisse juste devant lui, ou encore quand il s’aperçoit un peu trop tard que le rouleau de papier toilette est vide… Il se répète inlassablement : « pourquoi c’est toujours à moi que ça arrive ? », sauf bien sûr lorsqu’il s’agit de promotions, de tombolas ou d’enfants parfaits, alors il pensouille plutôt : « pourquoi ce n’est jamais à moi … ? ». Il n’est pas foncièrement méchant, mais il a tellement peur de disparaître que si on ne le dompte pas un peu, il s’emballe tellement dans sa roue qu’il est à la source de véritables souffrances, à la fois psychiques et biologiques.

Comment est-ce possible ?

Pensouillard s’appuie sur deux principes :

  • Le cerveau privilégie de placer l’attention sur ce qu’il perçoit comme une menace. Le stress est une réaction fabuleuse qui a permis à l’espèce humaine d’assurer sa survie pendant plusieurs millions d’années. La peur générée par cette dernière est une émotion essentielle pour identifier les menaces qui pourraient nous nuire. Le problème, c’est que le cerveau ne fait pas la différence entre la perception d’une menace à la survie, et la perception d’une menace à notre ego. Etant donné qu’aujourd’hui nous sommes de moins en moins préoccupés par notre survie, c’est donc notre hamster qui se met en branle.
  • L’attention ne peut pas être placée à deux endroits en même temps. On peut faire plusieurs choses à la fois, certaines mieux que d’autres d’ailleurs, mais notre attention est en fait systématiquement
    accaparée par un objet unique. Lorsque notre hamster s’emploie à tournoyer dans sa roue, le cerveau n’est plus disponible pour le monde extérieur : il nous devient alors impossible de s’ancrer dans le présent. Vous comprenez maintenant pourquoi il est parfois difficile de se réjouir de son dernier cocktail les pieds dans le sable quelques jours avant l’inexorable reprise du travail…

Mais il est démoniaque ce hamster !

Il fait des dégâts, oui. Déjà sur le plan de la santé, nous sommes bien au fait du lien extrêmement fort qu’il existe entre ce qui se passe dans notre tête et la manière dont notre corps réagit. En phase de stress intense, le corps se fait le relai de la pensée, et les troubles physiques sont légion : problèmes de peau, de digestion, insomnies, etc.  Ensuite, je crois utile de dire que Pensouillard est de nature à nous gâcher littéralement l’existence, et qu’il est essentiel d’apprendre à le maîtriser pour ne pas rater le spectacle, « Don’t miss the show » comme dirait le réalisateur québécois Jean Beaudin ! Nous pouvons bien subir les pires injustices, le fatalisme tue et il ne tient qu’à nous de faire le nécessaire pour s’émerveiller de la vie. Enfin, et ce n’est pas rien, le hamster ne nous permet pas d’être bien avec les autres. Puisqu’il place toute votre attention sur lui, enfin sur vous, il ne vous prédispose pas à l’écoute, à l’entraide ni à la reconnaissance mutuelle, piliers du vivre-ensemble. Notre société contemporaine, tentée par l’individualisme et le narcissisme ne nous aide certes pas, et concourt à un cercle vicieux : indisposés aux autres, les autres nous sont indisposés par fatal effet de réciprocité et notre hamster tempête avec d’autant plus d’acharnement qu’il meurt socialement. Comprenez-donc qu’en humaniste je préfère le pendant vertueux de ce cercle : le soutien social, l’entraide et la reconnaissance mutuelle sont en effet trois facteurs collectifs extrêmement puissants pour se protéger des effets du stress !

Est-il possible de s’affranchir de notre hamster et du stress qu’il génère ?

Je vous rassure, nous avons à l’intérieur de nous cette capacité. La chose la plus difficile c’est de se rendre compte que Pensouillard est en train de sévir. Cela demande beaucoup de vigilance, et d’entraînement, pour porter un regard lucide sur ce qui focalise votre attention : « pour qui il se prend ce client ? », « elle est si belle dans sa petite robe noire … de quoi j’ai l’air moi, avec mes guenilles ?», « est-ce que j’ai bien éteint le fer à repasser ce matin ? » sont autant de phrases typiques indiquant que le hamster est reparti dans sa course effrénée. Une fois que vous l’avez repéré, inutile de lui faire la peau : on ne peut pas s’en débarrasser, on ne peut que l’apprivoiser. C’est une petite bête très sensible d’ailleurs, il faut savoir la caresser dans le sens du poil de temps en temps. Tout le défi est de découvrir la différence entre les pensées utiles, terreaux propices à la créativité et à l’émergence de solutions, et les pensées inutiles, source de souffrances.

D’un côté nous avons donc l’activité mentale – sorte de mécanisme électrochimique – menée par Pensouillard (je, me, moi) et ses pensouillures ; de l’autre, une activité totalement détachée du jeu nombriliste de notre hamster. C’est ce que j’appelle l’activité mentale-conscience : c’est elle qui nous permet de créer des œuvres d’art, de faire des courses, de planifier des voyages, de dire « bonjour, comment ça va ? » et, surtout, d’écouter la réponse. Dans ce cadre, l’activité mentale n’est que perception, et la conscience est libre d’accueillir ce que les sens perçoivent, libre d’aimer et d’offrir de la compassion, libre de goûter le beau et de créer l’utile à la vie.

Je réalise que je suis en train de me faire pensouiller. Qu’est-ce que je fais ?

Dès lors que vous aurez compris que Pensouillard est en train de vous mener par le bout du nez, notifiez-le bien : « ah, encore en train de courir celui-là ! », et replacez votre attention sur le présent. Ce n’est pas évident, et de nombreuses techniques sont là pour vous aider : la respiration par exemple, est un outil formidable qui convient particulièrement aux situations bénignes, comme lorsque la porte du métro se referme juste devant vos yeux… Placez donc votre attention sur le souffle qui vous maintient en vie, et comptez : inspiration – cinq secondes ; pause – cinq secondes ; expiration – cinq secondes. RESPIREZ ! Il s’agit vraiment de sentir l’air qui traverse vos narines et gonfle votre abdomen, n’éprouver que cette sensation dans sa conscience et rien d’autre. Votre mental pourra alors se concentrer efficacement sur sa quête, sans s’affoler. C’est là, lorsqu’elle est libérée de l’ego et de son désir frénétique de reconnaissance, que la pensée est véritablement utile. Apaisée, elle va puiser calmement dans votre mémoire pour mobiliser la créativité nécessaire à l’émergence de pistes de solutions concrètes.

Un dernier conseil docteur ?

Au risque d’insister, prenez le temps de vous arrêter !!! Je suis convaincu qu’il est aujourd’hui primordial d’apprivoiser le stress et d’intégrer du sens à sa vie, tant au travail qu’à l’extérieur. Pour cela, il est nécessaire de faire une pause – je ne vous parle pas ici de vacances, mais rien que d’une petite minute de temps à autre – et de prendre le temps de comprendre ce qu’il se passe en vous, pour pouvoir replacer votre attention dès que le rongeur s’attaque à votre bonheur.

Propos recueillis par Valentine Poisson

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