Marcos Fernandes Charlotte Ringrave Julie Delaisse Marie Donzel
Marcos Fernandes
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Charlotte Ringrave
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Julie Delaisse
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Marie Donzel
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Les auteurs.es
22 octobre 2020
Temps de lecture : 11 min

L’œuf ou la poule : 5 exemples de débats binaires qui nous enferment dans l’impasse improductive !

Et autant de pistes pour renouveler la conversation et passer à l’action

 

Bon, alors, c’est l’œuf ou la poule qui est apparu en premier ? Si vous avez du temps devant vous et des interlocuteurs pareillement disposés, vous pouvez débattre sans fin sur cette question… Une question pas si bête, d’ailleurs, puisqu’elle engage la problématique hautement philosophique de l’origine des choses. Mais une question peut-être mal posée, en ce qu’elle cherche en creux le triomphe d’une vérité en oubliant le sort du poussin, entre autres parties prenantes auquel le débat binaire fait écran !

C’est la sinistre loi des débats qui opposent le pour et le contre, la raison contre les émotions, le fond contre la forme etc. On peut ferrailler à n’en plus finir sans que rien n’avance ni dans la discussion ni sur le terrain de l’action.

Nous avons repéré 5 débats de cet ordre pour en démêler les enjeux sous-jacents et proposer de nouvelles façons de poser les questions… Et surtout tenter d’apporter des réponses pertinentes !

Nature versus Culture

Le constat : En ce qui concerne les inégalités, il n’est pas rare que le débat se résume à l’opposition nature/culture. Un classique :

– Les femmes sont différentes des hommes, c’est bio-lo-gi-que !

– Oui, mais ce n’est pas parce qu’on a des organes reproductifs différents que ça forge des différences de comportement, de tempérament ou de compétence, tout ça, c’est socialement construit !

– Oui, mais le fait d’avoir naturellement ses règles tous les mois, ça fabrique un vécu particulier, ne serait-ce que parce que la femme est rappelée à la possibilité de porter un enfant !

– Oui, mais c’est pas parce que je suis susceptible d’être mère que j’ai de l’instinct maternel, et encore moins que je transfèrerais ce prétendu « instinct » dans tous les autres champs de mon existence, à commencer par le travail !

– Oui, mais on observe bien que les chattes sont entièrement dédiées à leurs petits quand ils ne sont pas autonomes, même si après, elles reprennent leur vie de chasseuse.

– Oui, mais les humains ne sont pas des animaux comme les autres, justement, la différence, c’est le social.

– Oui, mais plein d’animaux font aussi société.

– Oui, mais plein d’espèces animales ne soumettent pas les femelles, d’ailleurs l’humain est la seule espèce à les tuer, comme l’a expliqué Françoise Héritier.

– Oui, mais… etc. etc.  

 Croyez-en notre expérience, ce débat peut durer longtemps, longtemps, longtemps… Sans que rien ne soit tranché sur le fond ni aucune piste d’action engagée pour faire en sorte que les femmes cessent de toucher 28,5% de salaire de moins que les hommes, en dépit du fait qu’elles sont plus diplômées (44% contre 33% des hommes), entre autres manifestations de la persistance des inégalités.

Comment en sortir : En se mettant d’accord sur ce dont on parle ! L’idée n’a jamais été de nier les différences biologiques. Celles qui distinguent les sexes (modulo tout de même 1,7% à 4% de la population qui est intersexe – soit entre 13 et 35 millions de personnes dans le monde qui échappent « biologiquement » à cette binarité des sexes, avant même qu’on ait commencé à parler d’opposition des genres) comme celles qui distinguent tout individu d’un autre individu, l’ADN ayant mis en évidence une bonne fois pour toutes la singularité naturelle de chacun·e !  Le véritable enjeu est ailleurs : est-ce parce que nous sommes différent·e·s que nous sommes voué·e·s à  êtres inégaux ?  L’égalité est un projet politique prenant en compte à la fois les singularités de chacun·e, la condition partagée de certains sociogroupes et la nécessité de faire corps social commun par-delà les différences individuelles et en incluant toutes les composantes de la société. Retenons que le contraire d’égalité, c’est inégalités et non différences !

 

Trop junior/trop senior

Le constat : Traditionnellement, le recruteur est frileux face à deux types de profil : le junior, peu expérimenté et à qui « donner sa chance » est un pari (qu’il faudra ensuite faire fructifier quand il sera au rendez-vous, histoire qu’il n’aille pas faire profiter la concurrence de ce qu’il a appris « chez nous » !) et le senior, réputé coûter cher et aspirant à des responsabilités qu’on ne peut pas forcément lui confier, eu égard à la permanence de l’organisation pyramidale des entreprises restreignant le nombre de postes d’encadrement supérieur disponibles. A l’arrivée, il faut avoir grosso modo entre 30 et 45 ans pour être vraiment bankable sur le marché de l’emploi !  L’âge même où l’on a par ailleurs foultitude de projets personnels (acquisition d’un logement, union, parentalité…). Sans compter le fait que les 30-45 ans représentent moins de 40% de la population active dans notre pays… Tandis que les 15-29 en représentent près de 22% et les « seniors » plus de 37%. Un non-sens que de penser faire fonctionner une économie en se passant de plus de la moitié de ses ressources vives !

Comment en sortir : Il est temps de se défaire de nos stéréotypes sur l’âge et sur les générations. Ou au moins de marquer une vigilance accrue quant aux biais décisionnels que ces stéréotypes nous amènent à activer lorsque nous sommes en position de recruter. Qu’un·e jeune ait moins d’expérience qu’une personne plus âgée, c’est statistiquement vrai. Mais il va falloir raisonner en termes de potentiel plutôt qu’en comptant les lignes déjà inscrites sur le CV !  Qu’un·e senior soit généralement plus exigeant sur le contenu de la mission, les responsabilités confiées et le niveau de rémunération, ce n’est pas absurde non plus. Mais il va falloir raisonner en termes de valeur ajoutée et d’objectifs à fixer pour la mesurer. Et pour tou·te·s, dans une ère qui voit les métiers se transformer à vitesse grand V, il y a un double enjeu partagé par les collaborateurs & les employeurs :

  • Le parcours d’employabilité. Ou comment se mettre à la page des débuts de sa carrière jusqu’à la fin de celle-ci, en suivant des formations, en expérimentant ses zones d’inconfort, en s’exposant à de nouveaux challenges, en faisant de l’entreprise le terreau premier de son empowerment continu…
  • La valorisation des soft-skills, en tant que réels leviers de transformation d’un potentiel en talent, quel que soit son âge et sa génération d’appartenance. Ou comment, en développant chez tou·te·s l’agilité, la résilience, l’intelligence émotionnelle, l’écologie relationnelle, l’empathie, l’esprit de solution etc. on échappera au schéma stérile « les jeunes ont de l’énergie à revendre et le digital dans le sang » mais « les vieux sont sages, quoiqu’un peu lent mais ont tant à transmettre ».

 

C’est pas moi qui ai commencé !

Le constat : Une réaction normale lorsqu’il y a un conflit est de chercher à identifier par qui le malaise est arrivé.

– C’est lui/elle qui a commencé !

– Oui, mais c’est parce qu’il/elle m’avait énervé·e !

– Oui, mais aussi, s’il/elle n’était pas aussi susceptible !

– Oui, mais si il/elle s’était mêlé·e de ses affaires etc.

Il n’est pas rare que ce petit jeu de Cluedo® à la recherche de la faute originelle s’accompagne d’un aller-simple pour le triangle dramatique :

– Je suis victime de ses sournoiseries, je vais me trouver des allié·e·s pour me défendre !

– C’est quoi, ce bazar ? D’où que Duchemol·le vient me faire des remarques sur mon attitude avec Machin·e ? Que c’est pervers de sa part de monter les autres contre moi !

– Oui, mais s’il/elle avait accepté dès le départ de reconnaître ses torts, je n’en serais pas arrivé·e à en parler avec d’autres…

– Oui, mais maintenant que j’ai la moitié de la boîte à dos, c’est plutôt moi qui me sens victime.

– Oui, ben, j’aurais préféré qu’on n’en arrive pas là, mais si tu avais fait des efforts…

– Laisse tomber !

– Toi, laisse tomber !

– Nan, toi… etc.

L’escalade conflictuelle est quasiment inévitable quand on se renvoie la balle de la responsabilité du problème et qu’on se contente de jouer au ping-pong avec jusqu’à ce que l’un des adversaires déclare forfait, tombe d’épuisement ou de rage, brise sa raquette ne laissant à l’autre que les reliefs d’un sentiment de triomphe… Et au collectif l’image d’un sinistre spectacle, destructeur de sens et de valeur.

Comment en sortir : La plupart de nos conflits ordinaires mettent en jeu autant d’enjeux loin d’être futiles que sont notre identité, notre besoin de reconnaissance, notre sentiment de sécurité ou d’insécurité et bien sûr nos émotions ! Il est donc assez prévisible que la mayonnaise monte et qu’elle monte vite. Avoir l’humilité, à l’échelle individuelle, de regarder ce qui se joue pour soi-même avant d’accuser les torts de l’autre permet déjà de limiter l’effet d’émulsion. Appréhender ce qui se joue pour l’autre sans porter de jugement (ou le moins possible) peut grandement aider aussi : après tout, aussi longtemps qu’on est dans l’ordre du désaccord (et pas dans le champ du harcèlement ou de l’agression), les besoins de l’autre sont a priori aussi valables que les miens. A partir de là, il est possible d’entrer dans une relation de conflit productif : la prise en considération de l’existence d’un désaccord dans lequel on est deux parties prenantes et la prise en compte des intérêts de l’autre dans sa propre équation à soi doit aider à trouver des solutions acceptables et appropriables par chacun·e. Bref, l’idée est de sortir de ce conflit enrichi·e et avec des solutions, plutôt qu’avec de nouveaux soucis et un·e ennemi·e !

Au besoin, l’intervention d’un tiers, dans le cadre par exemple d’une médiation, favorisera le maintien d’un cadre sécurisant d’échanges sur les « sujets qui fâchent » en même temps que cela facilitera la mise en évidence de terrains d’accord sur lesquels faire fertiliser différemment la relation. Et si rien n’est possible pour faire s’entendre deux personnes résolument fâchées (pour l’instant), alors s’impose un cadre de tolérance et de respect dont le collectif est garant en même temps qu’il en sera bénéficiaire.

 

Confiance ou contrôle ?

Le constat : Aux origines du management à la française, il y a la contre-maîtrise : une position qui place un individu en responsabilité de rendre des comptes à sa ligne hiérarchique sur l’efficacité de l’équipe qu’on lui a confiée… En ayant pour tout outillage qu’un principe « command & control » qui veut que l’encadrement soit légitime à donner des ordres et à sanctionner positivement ou négativement leur bonne ou moins bonne exécution. Un véritable sandwich dans lequel, encore aujourd’hui, sont pris de nombreux managers de proximité.   Les choses ont malgré tout évolué, à la faveur notamment de la démocratisation de toute la littérature managériale engageant au « trust & confidence », encourageant l’autonomisation des collaborateurs/collaboratrices, incitant le management à reconnaître le droit à l’erreur etc. Mais cela est parfois source de crispations encore plus fortes qu’au temps du « petit chef auquel on obéit » car il y a toute une série de malentendus : on confond autonomie avec liberté de faire, de ne pas faire ou de faire à sa guise ; droit à l’erreur avec indulgence face aux négligences et autres insuffisances… Et en miroir : reporting avec fliquage, feedback avec recadrage et recadrage avec castration de l’esprit d’initiative ! Et voilà que de part et d’autre, on est tenté de se replier du côté des repères traditionnels : « puisqu’il/elle ne fait pas bien le boulot, je vais devoir serrer la vis et vérifier que chaque chose est faite comme je le demande » ; « Puisqu’on ne me fait pas confiance, mon boulot n’a pas de sens, je n’y prends pas tellement de plaisir, je fais désormais mes heures sans m’engager plus que ça et qu’on ne vienne pas me chercher des poux là où je suis irréprochable eu égard à mon contrat ».

Comment en sortir : S’entendre sur ce que signifie « trust & confidence ». Il s’agit de faire confiance et d’inspirer confiance. Et cela va dans les deux sens : managers comme collaborateurs/collaboratrices doivent œuvrer conjointement à la construction et à l’entretien d’une relation fondée sur la compréhension des intérêts communs à ce que le travail soit fait, qu’il le soit dans de bonnes conditions pour des résultats à la hauteur des objectifs fixés. Cela implique un dialogue confiant sur :

  • La fixation des objectifs : sont-ils bien positionnés ? Dans un planning raisonnable ? Avec des critères d’évaluation lisibles pour chacun·e ? Le reporting aura alors pour fonction de favoriser un pilotage de qualité et une objectivation la plus juste possible des résultats atteints.
  • Les moyens mis en œuvre : il s’agit des ressources qu’il est nécessaire de mobiliser mais aussi des méthodes employées. Car il est faux de dire que « seul le résultat compte » : les conditions dans lesquelles les choses s’élaborent ont autant d’importance, et parfois plus, que le livrable final. Il y va par exemple de l’expression de la capacité à coopérer, à coordonner, à manager en « mode projet » etc.
  • L’analyse des résultats intermédiaires : le feedback est clé pour identifier les erreurs et co-construire des solutions visant à ce que celles-ci soient apprenantes et entrent dans le corpus des outils préventifs à leur réitération. Il est aussi fondamental pour cerner les points d’effort de chacun·e de façon à renforcer la relation de confiance en se donnant mutuellement des gages de capacité à faire mieux d’une fois sur l’autre.

C’est du harcèlement sexuel ou du harcèlement moral un peu olé-olé ?

Le constat : Quand une affaire de harcèlement sexuel éclate dans une organisation, c’est souvent un séisme pour tout le monde : à commencer par les personnes mises en cause qui parfois n’ont pas conscience de la nature et/ou de la gravité des agissements qu’on leur reproche ; les plaignant·e·s pour lesquel·le·s la libération de la parole est une épreuve (d’autant plus quand leur parole est mise en doute et bientôt toute leur vie privée auscultée), le collectif qui se sent pris à partie sur son aveuglement ou son impuissance aussi longtemps que les faits ont eu cours… Alors, il n’est pas rare que chacun·e cherche, dans son bagage de repères, des mécanismes de défense pour faire face à la sidération. L’un de ces mécanismes de défense, parmi les plus courants, consiste à chercher à positionner le harcèlement sexuel par rapport au harcèlement moral :

  • Une lecture ségrégative consiste à séparer totalement les deux risques psychosociaux en considérant le harcèlement moral comme un « mal nécessaire » de la vie au boulot tandis que le harcèlement sexuel serait une sortie de route plaçant hors-jeu les personnes mises en cause : « Non, mais, qu’il y ait des pressions au travail, des trucs désagréables, que même on soit tous à un moment ou à un autre le bouc-émissaire de tel ou tel, on connait ça… Mais là, on parle d’autre chose : c’est du Weinstein !»
  • Une lecture intégrative consiste à l’inverse à considérer le harcèlement sexuel comme une variation du harcèlement moral : « Ben, les blagues douteuses, les remarques de mauvais goût, cette manière de les coincer dans son bureau en leur faisant croire qu’il faut passer à la casserole, ce ne sont que des armes supplémentaires dans son arsenal de perversité. D’ailleurs, cette personne maltraite aussi bien les femmes que les hommes, c’est juste qu’elle ne s’y prend pas de la même façon avec les unes et avec les autres.»
  • Une lecture élusive semble se positionner du côté de la suspension du jugement, en reversant l’ensemble du problème dans une « zone grise » qui serait celle de l’impossibilité de savoir ce qu’il s’est vraiment passé… Et tant pis pour la parole des plaignant·e·s, qui passe par pertes et profits du « malheureux » incident.

Comment en sortir : En se souvenant qu’à moins d’être juge ou avocat saisi·e dans le cadre d’une affaire de harcèlement, ou à la rigueur journaliste enquêtant sur celle-ci, nous ne sommes pas là pour affirmer la – ou notre ? – vérité sur les faits mais pour nous co-responsabiliser face au risque psychosocial que constituent d’une part le harcèlement moral et d’autre part le harcèlement sexuel (qui n’ont pas les mêmes définitions juridiques, mais ne sont pas exclusifs l’un de l’autre dans le cadre d’une affaire). Se co-responsabiliser, c’est d’abord s’intéresser aux conditions dans lesquelles les agissements ont pu se produire, en interrogeant notamment le rôle d’une culture d’entreprise plus ou moins tolérante au sexisme tout comme aux « dérapages » comportementaux. Se co-responsabiliser, c’est aussi questionner ce qui a permis que l’on ne « voit rien » ou ce qui a fait que tout en étant plus ou moins informé·e de la situation, on n’a pas su quoi faire pour venir en aide aux victimes et faire cesser les agissements inappropriés. Alors, on peut s’engager dans une posture de « témoins agissants », ensemble préoccupé·e·s de la sécurité et du bien-être de chacun·e et individuellement à l’écoute, sans jugement ni culpabilisation des personnes remontant des cas de harcèlement.

Marcos Fernandes, Charlotte Ringrave, Julie Delaissé et Marie Donzel

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