Parwa Mounoussamy Valentine Poisson
Parwa Mounoussamy
Parwa Mounoussamy
Valentine Poisson
Valentine Poisson
Les auteurs.es
15 juin 2017
Temps de lecture : 7 min

RADICALISATION : de quoi parle-t-on ?

La « radicalisation », telle qu’on l’entend dans le contexte actuel en France, est un phénomène éminemment complexe qui regroupe des situations très différentes. Ces dernières, quelle qu’en soit la singularité, ont en commun un élément : le risque d’un passage à l’acte violent dans le but de créer un déséquilibre dans la société et d’y propager la peur. Ce phénomène, dont les contours sont flous, a un impact humain, symbolique, matériel, émotionnel et politique fort sur notre société contemporaine.

Comprendre le phénomène de radicalisation et le jihadisme

Le CIPDR détermine la radicalisation selon la définition posée en 2014 par le sociologue Farad Khosrokhavar :

« Processus par lequel un individu ou un groupe adopte une forme violente d’action, directement liée à une idéologie extrémiste à contenu politique, social ou religieux qui conteste l’ordre établi sur le plan politique, social ou culturel ».

Il s’applique aujourd’hui aux dérives extrémistes et sectaires islamistes, qui fomentent un passage à l’acte via l’instrumentalisation de la notion de « jihad ». Quelqu’un de « radicalisé », un « jihadiste », est devenu, dans le langage commun, une personne susceptible de mener une action à caractère terroriste sur le territoire français, ou de partir en Syrie afin de combattre dans les rangs de « l’Etat islamique ».

De fait, le terme Jihad dérive de la racine arabe « Ja-ha-da » qui signifie littéralement « faire un effort ». La jurisprudence islamique distingue cependant le « petit jihad » du « grand jihad » :

  • Le « grand jihad » représente l’effort quotidien que tout fidèle doit faire sur lui pour devenir un meilleur croyant ;
  • Le « petit jihad » désigne quant à lui l’effort guerrier, qui doit être fortement encadré par les autorités, limité dans le temps et dans l’espace. En effet, l’action guerrière est sensée viser une population précise à un moment donné.

Sans répondre à ces limites, l’action politique armée se proclamant « jihadiste » apparaît fin des années 70 avec l’invasion de l’Afghanistan et l’organisation des « Moudjahidines[1] ». Avec la guerre de Bosnie (1992-1995), les premiers actes de guerre « jihadistes » arrivent sur le sol européen. Aujourd’hui, le principal groupe organisé appelant au Jihad en Europe et ayant de l’influence sur le territoire français est Daesh.

Dans ce contexte, le processus de radicalisation islamiste implique trois niveaux :

  1. D’une part, une radicalisation cultuelle. L’individu pousse très loin l’intégrisme à travers des pratiques rigoristes et la codification d’une grande partie de gestes quotidiens. Les pratiques et codes de culte cessent d’être un moyen d’expression de la spiritualité pour devenir une fin en soi. Son état d’esprit se rigidifie, accepte de moins en moins les regards extérieurs. La personne finit par s’isoler ou s’adonner au prosélytisme.
  2. D’autre part, une marginalisation sociale. L’étape ultime de cet isolement se traduit par une rupture de toutes les relations amicales et familiales, laissant l’individu seul et dans un enfermement de sa pensée.
  3. Enfin, l’extrémisme politique. Désillusionnés, les individus développent une forme de défiance à l’égard de ce que les valeurs républicaines et l’exercice de leur citoyenneté ont à leur offrir. Ils prônent dès lors le passage à l’acte violent, dans ce cas le « jihad », comme seule voie de changement.

La « radicalisation » est donc loin de se limiter à des considérations uniquement religieuses, et nécessite l’apparition de signaux à chacun de ces trois niveaux pour être caractérisée. Par exemple, quelqu’un qui se positionne dans une radicalité cultuelle et qui se marginalise, mais reste dans une position « quiétiste » (ne prônant pas le passage à l’acte) ne répond pas à la définition de « radicalisation » retenue aujourd’hui par l’Etat.

La tentation d’un groupe d’utiliser la violence afin d’imposer ses croyances est loin d’être nouvelle : on la retrouvait dès les premières guerres de religion. L’islamisme radical, qui cristallise aujourd’hui le plus de tensions et d’attention, est une déclinaison actuelle d’un phénomène qui traverse toute l’histoire de l’Humanité. Mais comment en expliquer l’expression explosive en France ?

Un terreau pour l’islamisme radical, et une propagation d’appels au Jihad

Nous souhaitons ici attirer votre attention sur toute la précaution qu’appelle notre sujet. Il est possible de démêler quelques grandes tendances, mais chaque trajectoire individuelle se distingue des autres. Il est dangereusement réducteur d’élever au rang de causes généralisables les facteurs, non exhaustifs, que nous évoquons ci-dessous.

La complexité croissante et le changement accéléré de la société créent de nombreuses zones de « vide » : perte du sentiment d’appartenance, perte de sens, crise démocratique et des valeurs… Les crises économiques et sociales contemporaines impactent ainsi de nombreuses populations qui se retrouvent en situation de grande précarité, et parfois victimes de discriminations.

La grande majorité des personnes identifiées comme « radicalisées » aujourd’hui ont entre 15 et 35 ans. Ayant grandi pour une grande partie d’entre eux dans un monde « post 11 septembre », constamment connectés et exposés aux flux mondiaux d’informations, il est facile pour eux de se perdre dans les dédales de l’absurde et d’être touchés par la violence réelle et symbolique qui se dégage du monde actuel.

Parmi eux, nombreux sont ceux qui traversent encore les crises inhérentes à l’adolescence avec leur dose de rébellion, de recherche de transgression et de changement social absolu et rapide. Un défaut d’intégration ou l’absence de perspectives professionnelles suscitent de la frustration, ancrent la colère.

L’histoire coloniale française vient participer à la création de ce « terreau » national actuel. En effet, des personnes issues de secondes, troisièmes générations des vagues d’immigration en provenance des anciennes colonies peuvent souffrir d’une forme d’entre-deux dans la construction de leur identité. La discrimination et le racisme subis ont mis en échec leur désir souvent présent d’appartenance à la société française, générant un « trou » identitaire que se sont empressés de combler les oulémas (théologiens de l’islam) radicaux.

Ainsi, on observe un développement dès les années 1980 d’organisations et cultes salafistes au sein de certains quartiers périphériques. Cette branche rigoriste s’oppose à toute contextualisation de l’islam et revendique la suprématie de la loi divine sur les lois nationales. Face au sentiment de n’être ni d’ici, ni de là-bas[2], l’intégrisme salafiste apporte une identité « musulmane » forte et facile car porteuse de directives très simples.

Le salafisme se revendique quiétiste, mais son message reste très controversé et présente de nombreuses porosités avec les courants jihadistes. Financés par les pays du Golfe, ces réseaux acquièrent de nombreux fidèles pendant les années 2000. L’islam modéré, inscrit dans la démocratie, n’a à contrario pas bénéficié du soutien des institutions françaises. Ceci lui a cruellement fait défaut pour s’implanter sereinement dans le tissu social national, ce qui aurait pu la valoriser et la rendre plus attractive pour les jeunes en quête de sens.

Parallèlement à cette propagation locale, les salafistes radicaux et jihadistes mondiaux vont investir massivement la toile à travers les forums de discussion religieux, et plus tard, les réseaux sociaux. Le « jihad 2.0 » voit ainsi le jour, notamment comme modus operandi de Daesh depuis la zone de guerre. Les jeunes garçons sont appelés à venir combattre, et les jeunes filles peuvent se marier via Skype avec un combattant de l’Etat islamique avant de le rejoindre. Apparaît alors la fonction de « rabatteur », dont l’action se déroule intégralement sur la toile et qui est fortement valorisée dans la hiérarchie sociale de « l’Etat islamique ». Sur place, le fameux « califat » promet un statut social, un salaire et un accès au paradis « clé en main » en cas de mort au combat.

Daesh s’est également voulue innovante par rapport aux autres organisations terroristes, en prônant notamment le passage d’un jihadisme pyramidal et hiérarchisé vers un système composé d’une multitude d’acteurs autonomes, et appelant donc à des passages à l’acte en solitaire.

Les facteurs personnels à l’œuvre

Des personnes isolées, fragiles sur le plan psychologique, ou traversant une période très difficile de leur vie sont incités, grâce à ces nouvelles directives, à passer à l’acte de manière indépendante. Il leur devient ainsi facile de supplanter par exemple à un potentiel désir de suicide, un projet d’attentat.

Des individus naturellement inclinés à la violence et/ou menant des vies vides de sens, fantasmatiques et délirantes, sont également captés par la propagande terroriste distillée sur la Toile. Une fin « glorieuse » vient combler leur besoin désespéré de se sentir exister pour lutter contre le néant en leur permettant de laisser une trace dans le monde. La sur-médiatisation en temps réel aidant, l’acte terroriste devient ainsi une voie d’accès tristement simple à la lumière des projecteurs.

Notons également que « l’État islamique » a su, à ses débuts, capter un tout autre type de profil d’individus, généralement éduqué et altruiste. De nombreux jeunes, désireux d’apporter leur aide à autrui, souvent engagés dans des voies paramédicales et/ou humanitaires ont été embrigadés par l’idée d’un projet de sauvetage des enfants gazés par le régime de Bachar Al-Assad. Heureusement, le déclin de Daesh comme l’abondance des informations sur les réalités du terrain ont permis de dégonfler très nettement ce phénomène.

Quelles pistes pour agir ?

Le démantèlement des filières et les plans d’action terroristes relèvent uniquement des services spécialisés comme l’UCLAT. Certains jeunes s’organisent et mènent une contre propagande active sur internet, en identifiant et en informant les cibles potentielles des rabatteurs.

De nombreux projets dont le but est de prévenir l’isolement, d’aider à l’insertion professionnelle, de lutter contre l’enfermement algorithmique, de construire un contre discours d’Etat, d’outiller les individus pour un meilleur contrôle parental sur internet ou pour renforcer les liens familiaux sont déployés par diverses institutions et associations.

Nous sommes bel et bien embarqués dans une guerre psychologique et philosophique malgré nous, qu’il nous appartient de mener également à titre individuel, notamment dans le cadre de la prévention auprès des jeunes :

  • Ne pas faire le jeu de la peur et de l’amalgame, refuser de s’inscrire dans des raccourcis et de stigmatiser, c’est lutter activement contre un enfermement de la pensée.
  • Oser poser les mots sur le phénomène avec bienveillance et simplicité, tout en ayant conscience de sa complexité. Pour cela, il suffit de poser des questions, évoquer nos éventuelles inquiétudes et incompréhensions avec humilité.
  • Identifier les signaux de ruptures rapides et tranchantes avec les anciennes habitudes et cercles sociaux.
  • Traiter tout malaise identitaire, qui pourrait nourrir frustration et colère, avec respect.
  • Maintenir une ouverture du cœur et de l’esprit, écouter les jeunes et les aider à trouver leur place…

Telles sont les clés d’un maintien du lien, certes aujourd’hui challengé, mais qui reste notre principal rempart face à la haine et la barbarie.

 

Parwa Mounoussamy & Valentine Poisson

Autre article sur la radicalisation : La djihadiste, femme de pouvoir ?

Sites à consulter : 

Lectures complémentaires : 


[1] Combattants de la foi qui s’engagent dans le jihad pour lutter contrer l’Union Soviétique. Le groupe le plus célèbre étant celui dirigé par le commandant Massoud.

[2] Abdelmalek Sayad le développe merveilleusement bien dans la « Double Absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré », éditions du Seuil, 1999.

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