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Télétravail : quand l’hybridation devient la solution

C’est officiel : après trois mois d’expérimentation, « le 100% présentiel » mis en place par Groupama Immobilier a pris fin ce mardi 13 février. Une dynamique de réhabilitation d’un modèle sorti des archives pré-pandémie qui a de quoi intriguer… Sans pour autant être un cas isolé.

Après la généralisation massive du télétravail à partir de 2020, plusieurs pionniers du travail à distance font aujourd’hui fait machine arrière. Tout d’abord ce sont les géants de la Tech — Google, Amazon, Meta ou encore Apple — qui ont redéfini leurs modalités de télétravail. Si les entreprises Françaises se montrent plus mesurées quant à ce revirement de situation, – la France étant l’un des pays d’Europe qui comporte le nombre de jour passés au bureau le plus élevé  – la menace d’un retour « massif » au présentiel plane et génère quelques craintes.  

Mais qu’est-ce qui se joue donc dans cette tension récurrente entre présentiel et distanciel ? Et comment envisager l’avenir de l’organisation du travail autrement que dans une oscillation de l’un à l’autre ?   

Le télétravail : dilemmes et tensions

Quand la crise CoViD a surpris la terre entière, les entreprises ont très vite été dans l’obligation de réglementer, pour redonner un cadre, via des accords télétravail. Depuis, elles font le pari du télétravail pour répondre à deux enjeux majeurs :  

  • La performance économique avec comme cap l’espoir et le pari d’un gain de productivité lié à une concentration renouvelée dans un environnement domestique plus calme, bienvenu face à des open space jugés bruyants depuis leur apparition dans les années 50.  
  • L’attractivité et la fidélisation des talents, dans un marché de plus en plus tendu. Le rapport individuel au travail a radicalement changé et nombreux sont les talents, notamment les plus jeunes qui n’ont plus peur de refuser de postuler dans une entreprise qui ne proposerait pas de télétravail. … devenu l’argument phare de la majorité des entretiens de recrutement 

Autant d’arguments qui, s’ils s’expriment à l’échelle des organisations, sont indéniablement orientés par et pour les individus.  

En parallèle, de nombreuses études vantent d’un côté les mérites de la « libération des modalités de travail » pour les individus, considérant le télétravail comme un levier de flexibilité individuelle, de concentration et/ou bien même un gain d’autonomie (même si c’est en réalité la possibilité de « choisir » si l’on veut travailler au bureau ou à la maison qui génère ces perceptions) ; et de l’autre, une vision plus nuancée, de celle qui pointe les risques : celui de l’isolement, celui du délitement du lien social mais aussi celui d’une baisse du sentiment d’appartenance ou d’une perte sèche d’opportunité de montée en compétences avec un affaiblissement considérable de la capacité de réseautage, de projection et de développement. 

Aussi, quand le télétravail est remis en question en 2024, deux “camps” se font face : d’un côté, celles et ceux qui comprennent ce retour au bureau, animés le plus souvent par l’espoir et l’envie d’un renforcement des relations humaines. De l’autre, ceux qui considèrent désormais le télétravail comme une nouvelle normalité et s’opposent au retour au présentiel au nom de la flexibilité et de l’autonomie. 

Voilà qui remet en lumière la subjectivité des individus dans leur rapport au télétravail, et au travail plus largement. Subjectivité qui se nourrie des spécificités métiers de chacun mais aussi de leur conception même du travail comme objet de pensée.  

Le télétravail fait donc encore et toujours couler beaucoup d’encre, et sans grande surprise dans une ère de sur-individualisation, le bien-être et le développement personnel sont au cœur des discussions et l’individu, au cœur des débats…. Parfois aux dépends d’autres piliers, tout aussi importants.  

La coopération, grande oubliée de la réflexion  

Les accords télétravail, pensés pour répondre aux attentes individuelles, ont fini par créer, malgré eux, des situations parfois difficiles pour… les travailleurs eux-mêmes. 

En effet, force est de constater que l’approche « one size fits all » propre aux accords a eu tendance à négliger, désinvestir, voire ignorer complètement la dynamique sociale du travail, le cadre du (télé)travail « avec les autres » et la capacité de coopération.  

Le grand oublié dans cette affaire c’est « le groupe ». Lorsqu’il a fallu réagir dans l’urgence en réponse à la crise CoViD, les leviers de coopération et du « travail ensemble » ont été peu questionnés. Il a fallu maintenir les conditions de l’activité « quoiqu’il en coûte » quitte à laisser s’installer des pratiques de travail collectif dégradées. Jusqu’à maintenant, la capacité et l’efficacité de la coopération en télétravail n’ont jamais été (trop) réinterrogées.  

Si la coopération n’est pas une fin en soi, il s’agit du seul moyen de faire plus, faire mieux, faire autrement. Aussi, les organisations utilisent la coopération comme une stratégie assumée (au même titre que peut l’être la compétition) pour atteindre des objectifs supérieurs, différents d’une organisation à l’autre :  

  • Il y a celles qui choisissent de favoriser la coopération au service de la performance sociale (qualité de vie au travail, attractivité, fidélisation…) et donc la performance économique ; 
  • Il y a celles qui font le pari de la coopération pour atteindre des objectifs de performance économique (transversalité des projets et des compétences, innovation, créativité pour répondre à des marchés de plus en plus complexes, gain de productivité…), par la performance sociale.

Aujourd’hui, nous assistons à une prise de conscience de la part de certaines entreprises qui considèrent que le télétravail dit « long » (au-delà de 2 jours par semaine) fragilise la capacité des équipes à coopérer efficacement (baisse de la créativité, des opportunités de débat, de la capacité d’innovation, de la productivité) et donc à atteindre les objectifs. C’est pourquoi la période de renégociation des accords Télétravail – en cours dans une grosse partie des entreprises — revêt un caractère crucial pour construire le travail de demain. Ces entreprises tentent de répondre à une question épineuse : comment faire « revenir » des salariés au bureau sans qu’ils se sentent dépossédés d’un « droit » au télétravail ?  

Comment engager un retour au travail ?

Le changement opéré par la crise CoViD sur le marché du travail peut désormais être considéré comme une transformation quasi anthropologique du travail. La possibilité de télétravail est désormais perçue comme un acquis social, une nouvelle normalité à laquelle aucune entreprise (ndlr : du secteur tertiaire) ne peut échapper. Aussi, un retour au 100% présentiel serait impossible et pourrait être vécu, par beaucoup, comme une « trahison », une perte de flexibilité, un recul de l’équilibre des temps de vie et donc, plus généralement un recul du bien-être au travail.  

Alors comment diminuer le temps à distance pour réengager davantage de présentiel ? Comment, au-delà de la collaboration (qui pose les liens), continuer de créer, de faire plus, faire mieux, faire autrement dans cette nouvelle normalité ? 

Certaines entreprises ont fait le choix d’une « prime au présentiel ». Comme une carotte qui récompenserait « l’affront » de devoir réinvestir le traditionnel bureau. Cette solution n’est pas satisfaisante, évidemment, puisqu’elle laisse supposer en creux que le présentiel serait un « moins » pour le salarié par rapport au télétravail.  

Aussi, pour inciter au retour au bureau, plutôt que de panser les frustrations d’un retour au présentiel,il apparait, plus efficace de questionner, une bonne fois pour toutes les modalités de la performance du travail et de (re)penser l’activité au-delà du premier réflexe (bien normal) d’une dichotomie, peu efficace, « présentiel vs distanciel” qui n’interroge finalement jamais l’intérêt même d’un “être et faire ensemble”.  

Quel intérêt à venir tous les jours au bureau pour un travail que je pourrais faire à distance ? En voilà une bonne question. Car le rapport au travail a changé et le travail (et la façon de l’orchestrer) est désormais questionné dans son essence même. Nous assistons à une nouvelle tendance, une mutation du travail qui semble en apparence catalysée par les plus jeunes générations mais qui en réalité est portée par tous les télétravailleurs. 

Vers une hybridation rationnelle et raisonnée : le grand défi de la créativité

Il suffit d’ouvrir les yeux sur ce qui nous entoure pour observer que tout s’hybride, comme nous le rappelle Gabrielle Halpern dans son ouvrage Tous Centaures ! Éloge de l’hybridation : les objets avec en premier lieu (notre téléphone qui fait désormais appareil photo, réveil, podomètre, chronomètre, lecteur CD…), nos villes qui se végétalisent ou encore nos voitures aussi qui roulent désormais à l’essence ET à l’électricité. Aussi, on ne parle plus « d’équilibre vie pro/vie perso » mais bien « d’équilibre des temps de vie », preuve – s’il en fallait encore – que même l’organisation de chacun devient plus fluide. Il n’y a plus, comme avant, le travail et « le reste » mais une organisation du temps ultra-maillée, voire « à la carte », propre à chaque individu avec laquelle il faut composer.  

L’hybridation ne se trouve donc pas que dans notre façon d’organiser l’environnement de travail. Elle ne saurait être résumée à l’utilisation d’outils ou à la juxtaposition de jours en présentiel et de jours à distance. C’est un état d’esprit avant tout… une nouvelle façon de concevoir le monde qui nous entoure ! 

Alors comment engager une vraie réflexion pour hybrider efficacement le travail ? Comment peut-on tirer parti du « meilleur des deux mondes » pour maintenir les conditions de la coopération ? 

Il nous faut réfléchir au sujet, au-delà de l’évident, c’est-à-dire au-delà des outils collaboratifs, qui même s’ils nous ont bien aidés, ont malgré eux incarné l’arbre cachant la forêt des problématiques  

  • D’abord, la relation. C’est la base de la coopération. Toute la problématique réside dans le fait de préserver et développer la cohésion, engager les moments informels, et développer les relations de confiance quand on se voit moins (voire qu’on ne se voit plus). C’est avant tout, un enjeu managérial. Il s’agit de développer les interactions (fuel de la créativité et de l’innovation), en introduisant par exemple des événements virtuels (café du matin, analyses de pratiques, rdv business, présentations de projets innovants…) réguliers, ludiques et dynamiques pour garantir que tous les collaborateurs aient plaisir à se retrouver et rester connectés. 
  • Ensuite, la communication, le fer de lance du travail en équipe. En mode hybride, les canaux se démultiplient et le risque… c’est la surchauffe ! Il s’agit donc ici de veiller à la fluidité de l’information en l’organisant efficacement (canaux, rôles, responsabilités). C’est ainsi que l’on pourra faire son travail dans les meilleures conditions en ayant accès à la bonne information (celle qui est utile) au bon moment (quand on en a besoin).  
  • Puis, il y a la régulation des tensions. La distance crée de la frustration et donc potentiellement davantage de conflits. Si le conflit était déjà difficile à gérer en présentiel pour ceux qui n’étaient pas à l’aise, ils s’avèrent encore plus pernicieux à distance. D’abord parce que la distance ne permet pas toujours la résolution à chaud, ensuite parce qu’elle invisibilise souvent les situations. Les conflits « chauds » laissent place aux « conflits froids » véritable poison du fonctionnement en équipe.  
  • Après, il y a l’organisation du travail en équipe. Les spécificités de chaque tâche doivent être prises en compte dans le choix des modalités de travail. L’enjeu ici est de responsabiliser et impliquer ceux qui « font le travail » (et donc ceux qui « savent »). Ils doivent pouvoir participer aux décisions. En effet, leur donner la possibilité de choisir entre le travail en présentiel et à distance en fonction de la nature de leurs missions, des besoins du collectif et de leurs préférences, là se cache, la véritable autonomie. Dans le fait d’être partie prenante d’un cadre de travail, efficace pour les uns et pour les autres.

    Concernant les bureaux physiques par exemple, chacun devrait contribuer à penser les espaces qui favorisent la coopération et donc la créativité. Imaginer des zones de travail en groupe, des espaces de détente et des installations modernes. C’est ainsi que le bureau (vs le distanciel) devientr une formidable opportunité de recréer une ambiance de travail « comme à la maison ». – 
  • Et finalement, il y a le sujet de l’intégration et du sentiment d’appartenance : Il s’agit de penser très sérieusement le processus d’intégration comme un “tout” qui présenterait des étapes successives à distance et en présentiel. Vous pouvez par exemple imaginer des expériences collaborateurs hybrides et innovantes, pour chacune des « couches » du process RH (Recrutement, Intégration, Mobilité, Formation, Évaluation) afin de limiter les risques d’isolement, développer l’engagement et l’inclusion de toutes les diversités de personnes et de situations. 

    Il faut prendre soin d’ancrer et de développer, au-delà des frontières des bureaux physiques. Il y a plein de choses à imaginer. Par exemple, vous pouvez faite de vos collaborateurs des ambassadeurs de votre culture d’entreprise ou encore en leur permettant de s’engager dans des actions associatives locales pour représenter votre entreprise dans son impact RSE.  

Pour engager un retour au présentiel, la première étape est donc d’abord de sensibiliser les collaborateurs aux enjeux et difficultés de coopération et à leurs impacts sur la performance globale de l’entreprise. L’objectif ici est de redonner à chacun une capacité d’agir et de participation à la réflexion vers ce nouveau mode de travail collectif.  

Hybrider, c’est défendre une pensée plus complexe, de celles qui mélangent, qui fluidifient, qui métamorphosent et qui (ré)interrogent. C’est tout ce qui nous oblige à faire un pas de côté. Il s’agit donc d’accepter la mutation permanente du travail pour imaginer des organisations « hybrides » assez robustes pour poser des repères et assez souples pour s’adapter, se réinventer et (ré)engager les transformations qui s’imposent (et qui continueront de s’imposer).  

Ensemble, nous devons prendre le temps d’imaginer quelque chose de nouveau : une organisation du travail qui se dit « pourquoi pas », qui fait « autrement », qui « ouvre le champ des possibles » à tous les niveaux (de l’individu, des équipes et de l’organisation) et qui autorise ce qui n’a jamais été pensé ou testé auparavant pour que chaque partie prenante puisse s’y retrouver, s’épanouir et, surtout, (re)trouver un intérêt à chaque situation de travail, au service de la performance économique ET de la performance sociale.

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