santé & durabilité

Addictions au travail : une prise en charge individuelle, collective et organisationnelle

Dans un récent article, Lionel Neveux, manager senior chez AlterNego et expert en prévention des Risques Psychosociaux (RPS) et en Qualité de Vie et Conditions de Travail (QVCT) nous expliquait comment repérer les signaux faibles de l’addiction au travail. L’occasion de nous intéresser, à la prise en charge de l’addiction au travail à tous les niveaux de l’entreprise : l’individu, le collectif de travail et l’organisation. Regards croisés entre Julie Delaissé, Marie Donzel, et Charlotte Ringrave.

1. Prévenir sans attendre le point de rupture

Les entreprises ont la responsabilité de veiller à la santé et à la sécurité de leurs salariés et donc de prévenir ces situations avant qu’elles n’apparaissent – via l’information, la sensibilisation et la formation – ou qu’elles ne se dégradent en agissant dès qu’il y a présomption de souffrance et/ou d’addiction, sans attendre le point de rupture qui pourrait être dramatique pour l’individu et avoir des impacts importants pour le collectif de travail, voire l’organisation toute entière.

Fermer les yeux sur une situation d’addiction, c’est risquer d’ajouter de la souffrance à la souffrance. Par exemple, si on attend pour réagir que les comportements liés aux addictions entraînent la faute professionnelle, on met évidemment en risque l’entreprise du fait de cette faute, et on contribuera indirectement à accroître la désocialisation de l’individu, d’abord en prenant le risque que l’erreur ou la faute puissent être reprochée par les autres personnes investies sur le projet (surtout si les fautes se répètent !) et ensuite, si la sanction éventuelle se traduit par une mise à pied ou un licenciement. Or, l’insertion sociale (et professionnelle) de l’individu est fondamentale dans le parcours de rétablissement de la personne. …

2. Ouvrir la voie du dialogue

Être attentif et savoir repérer les signaux faibles, dans le cadre d’une covigilance, est la première étape vers la prise en charge d’un individu en souffrance. Il est cependant important de valider ensuite que les changements de comportement identifiés soient bien les signes d’une situation d’addiction. Pour ce faire, un échange managérial, dans un cadre de confiance, mêlant écoute et questionnement, sans jugement ni présupposé, permettra d’instaurer les conditions d’un dialogue propice à la conscientisation de la situation et à la compréhension des impacts. Pour accueillir la parole de son interlocuteur, un manager pourra commencer par parler de ses propres émotions : “Je suis inquiet car, ces derniers temps, j’ai remarqué des réactions qui ne te ressemblent pas. Qu’est-ce qui peut expliquer ces changements ?” Il est permis de poser la question, toujours avec bienveillance, de la consommation de produits stupéfiants et/ou des habitudes qui peuvent exposer plus particulièrement aux risques d’addiction (par exemple, le fait de sur-travailler peut être associé à des pharmacodépendances ; le fait d’avoir une vie sociale très intense, avec des sorties pluri-hebdomadaires est un terrain favorable à ce qu’on appelle “l’alcoolisme mondain”…). Amener l’autre à parler de son addiction est un exercice délicat qui l’oblige à se confronter à la réalité et à sa propre vulnérabilité. Et on ne va pas se mentir, même en prenant toutes les pincettes du monde, cette confrontation peut entraîner de l’incompréhension, de l’agressivité ou du déni, parce qu’une personne dépendante reste longtemps dans le déni, estimant qu’elle sait suffisamment bien “gérer” sa consommation (si tant est que celle-ci soit démontrée !) pour qu’elle ne transparaisse pas ou qu’elle n’altère pas son travail…

3. Trouver l’intérêt commun

Au-delà de la vigilance accrue requise pour être en mesure de détecter les premiers impacts éventuels sur le travail, sur les relations ou encore le collectif, une façon de dépasser le stade de l’émotion pour s’engager sur le chemin de l’acceptation est d’identifier ce qui est porteur de valeur pour l’individu, ce à quoi il ne peut concéder sans trahir ce qui l’anime et qui pourrait être impacté par son involonté ou son incapacité à agir. Cela revient à déterminer l’intérêt qu’il aurait à ouvrir les yeux sur la situation et à la traiter. Et pour quelle raison ? Eh bien, pour imaginer une solution qui puisse satisfaire l’intérêt commun entre le manager et la personne addicte, dans une démarche de négociation intégrative. Imaginons le cas d’une personne proche de ses collègues, consciente de la charge de travail qu’ils doivent porter et soucieuse de ne pas leur en rajouter de son fait. L’intérêt du manager est que son managé ait le déclic nécessaire à l’acceptation de sa prise en charge. Et ce déclic peut venir de la prise de conscience des systèmes de compensation mis en place par ses proches collaborateurs pour neutraliser les impacts de son comportement. L’intérêt du managé est, quant à lui, de préserver ses collègues des éventuels effets néfastes sur leur travail. L’intérêt commun se situe au croisement de leurs intérêts propres : au nom du collectif et pour préserver au mieux ses collègues, s’arrêter un temps donné pour se soigner est la meilleure solution, même si elle implique une charge de travail plus importante pour les équipes pendant cette période. Celle-ci sera néanmoins organisée, cadrée de manière à répartir les missions selon des critères objectifs, et de ce fait, bien plus acceptable pour ses collègues que des systèmes de compensation officieux nécessitant de sans cesse tirer des bords et épuisants à la longue. Et une fois qu’on a dit ça, on comprend bien l’importance de préserver le collectif par une prise en main de l’organisation et des transferts de charge de manière que la personne souffrante puisse s’arrêter en toute sérénité pour se soigner, sans pénaliser les équipes ni que l’activité en soit impactée. 

4. Préserver le collectif

Si communiquer avec la personne directement concernée est une nécessité, communiquer avec l’ensemble du collectif l’est tout autant. Un bon niveau de communication permettra de contenir l’inquiétude, les logiques de rumeur et toutes autres formes d’incompréhension, de compensation, face aux éventuels manquements d’un de ses collègues sous dépendance.  Connaître la raison de son désengagement, ou ce qui explique qu’un projet dont il a la charge puisse échouer, pourra réduire les risques de tensions et de perte de confiance. Donc pour maintenir le niveau de confiance nécessaire au bon fonctionnement d’une équipe, la connaissance d’une situation difficile est plus que nécessaire. Il est bienvenu d’impliquer la personne concernée dans cette communication au collectif : c’est important pour son propre empowerment par rapport à la maladie (il lui appartient d’en parler et de garder une certaine maîtrise de ce qui est partageable et de ce qu’elle considère comme relevant de son intimité ; elle s’investit aussi dans le parcours de rétablissement en prenant des engagements raisonnables vis à vis de son entourage) ; c’est important aussi pour le collectif qui a besoin, comme dans le cas de toute maladie, d’humaniser la relation par-delà le vécu de la situation.

5. Anticiper le maintien de l’activité

Si prêter attention au groupe, après avoir pris en charge  l’individu, est primordial, anticiper la réorganisation de l’activité participera à apaiser les esprits et à réduire le risque d’impact sur les projets et l’exploitation de l’entreprise. Cela passe par une réflexion sur les transferts de charges nécessaires, sur les disponibilités du reste de l’équipe et sur son engagement, sur la communication auprès des clients pour expliquer la situation et leur proposer les aménagements possibles en fonction de leurs besoins et enjeux. Dans cette refonte opérationnelle ponctuelle, impliquer la personne avant son arrêt est la meilleure des stratégies car c’est pouvoir bénéficier de sa grande connaissance des sujets et des personnes compétentes pour la remplacer sur telle ou telle mission. En la rendant actrice de cette réorganisation, elle se sentira rassurée dans sa propre capacité à agir et pourra partir se soigner sans culpabilité et en ayant confiance dans l’entreprise pour revenir en toute sérénité. Il y a donc une préparation en amont indispensable pour que les rouages continuent à fonctionner pendant l’absence d’un collaborateur. Tout comme, une anticipation de son retour est également nécessaire pour que la reprise se fasse en douceur et sans heurts pour l’individu et pour le collectif. Encore une fois, la communication auprès des différentes parties prenantes sera un gage de réussite. Au même titre qu’un temps pour remercier l’engagement et l’investissement de l’équipe pendant cette période renforcera les liens entre les individus. Enfin, on peut imaginer un retour sur expérience qui puisse poser les difficultés rencontrées par l’ensemble des protagonistes, ou mettre en lumière les éléments facilitants, et qui permette de célébrer la grande victoire du collectif, illustrée par le retour d’un collaborateur de cure de désintoxication. Cela doit pouvoir témoigner du fait que nous ne sommes pas des superhéros, que nous avons nos failles et que l’organisation en a conscience et qu’elle est en mesure de tout mettre en œuvre pour que celles et ceux qui la font exister puissent se sentir accompagnés dans ces situations délicates.

Thématiques

Pour aller plus loin

Burn-out : quand le déni camoufle la souffrance au travail

Barack casse la barraque avec une série sur le sens au travail

Quiet quitting : et si Gaston Lagaffe faisait le diagnostic ?

Le monde du travail est-il atteint d’une grosse fatigue ?

C’est quoi, les critères ESG

Échouer et rebondir, la résilience dans le sport et dans l’entreprise 

Pour naviguer dans les torrents, hissez les voiles de la coopération !

Ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort ? Vraiment ?