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Le syndrome de la Petite Sirène : un débat qui interroge la norme

Samedi 10 septembre 2022, les premières images du remake en live-action très attendu de « La Petite Sirène » sont dévoilées par les studios Disney. Et il ne suffit que de quelques minutes pour affoler la toile. La raison ? Le rôle principal est porté par Halle Bailey, une jeune chanteuse et actrice de 19 ans à la peau noire.  

« Pas crédible », « ridicule », « destructeur » … L’escalade de la violence s’impose sur les réseaux sociaux tandis que la bande annonce réunit plus de 3,1 millions de dislike en seulement quelques jours. Alors pourquoi des réactions aussi vives ont-elles été suscitées en majorité par une population blanche d’internautes ? Comment expliquer cette colère face à un déplacement de la « norme » ? Et quels sont les enjeux soulevés par cette mise en cause de la représentativité ? Décryptage d’un syndrome qui fait bouger les lignes.  

L’annonce d’une nouvelle adaptation par les Studios Disney 

Publié en 1837, « La Petite Sirène » est l’un des contes les plus populaires écrit par Hans Christian Andersen. Il raconte l’histoire d’une jeune sirène prête à renoncer à sa voix pour troquer sa queue de poisson contre une paire de jambes, afin retrouver le prince dont elle est tombée amoureuse auparavant. Ce conte fantastique traverse les époques depuis et a fait l’objet de nombreuses adaptations cinématographiques.

La plus connue demeure à ce jour le film d’animation américain, produit en 1989 par les studios Disney, et qui offre à l’imaginaire collectif les traits que tout le monde prête désormais au personnage principal. Une jeune fille dotée d’une queue de poisson verte, à la chevelure rousse, à la peau blanche et aux grands yeux bleus. Plus de trente ans après la parution du célèbre film d’animation, les studios Disney annoncent une réadaptation modernisée, cette fois-ci en live-action. Les générations autrefois bercées par « La Petite Sirène » se réjouissent de la nouvelle… Même si des premiers détracteurs expriment leur mécontentement à la suite de l’annonce du casting choisi par les studios.  

La naissance d’une polémique virale  

Au lendemain de la diffusion de la première bande-annonce de « La Petite Sirène », une vague de haine s’abat sur l’actrice principale en raison de la couleur de sa peau. La vidéo devient virale, les commentaires affluent, une polémique est née. Se pose alors la question qui fait débat : une actrice noire aux cheveux tressée peut-elle incarner un personnage de fiction pensé par l’imaginaire collectif comme blanc ? Deux camps d’opinion se divisent parmi les internautes, entre véritable progrès et terrible blasphème, et le sujet fait couler beaucoup d’encre.

Les avis négatifs semblent s’imposer en majorité et les arguments et théories diverses se multiplient sous couvert d’une pseudo légitimité. « Historique » pour les uns au vu de l’origine danoise de l’auteur originel, presque « scientifique » pour les autres du fait de son impossibilité à être en contact avec le soleil par sa nature sous-marine, et donc à avoir une peau noire… Certains avancent même la question du blackwashing qui viendrait desservir la cause de la lutte contre les discriminations raciales. Le hashtag #notmyariel est diffusé en masse sur Twitter, et une capture d’écran de la bande annonce avec le visage d’une Halle Bailey blanchie et « réparée » selon l’auteur du montage dont le compte a depuis été suspendu.  

En parallèle, un flot de soutiens en faveur de l’actrice abonde sur les réseaux sociaux et s’accompagne de vidéos de petites filles noires filmées par leurs parents qui découvrent, elles aussi, la bande annonce pour la première fois. Et avec, la couleur de la peau de la nouvelle princesse Disney. « Elle est noire », « Oh mon dieu oui ! », « Elle me ressemble », s’écrient-elles sous les rires joyeux de la fratrie rassemblée pour l’événement. Alors comment expliquer la vivacité des émotions révélées par la Petite Sirène ? Et décrypter les enjeux derrière la polémique, du côté des soutiens comme de celui des insurgés ?  

La « norme » mise en cause  

Lorsque les internautes expriment une enfance entachée, que d’autres mettent en avant une avancée notable en matière de représentation… C’est en réalité des rapports différenciés de la norme qui s’expriment. En d’autres termes, on assiste à une polarisation des positions sur fond de convictions conservatrices d’une part et réformistes de l’autre. Cette polémique met en exergue des positions qui se révèlent dans la majorité des cas comme inconscientes, et perçues comme dépassant le simple rapport d’un individu à une norme donnée. Ici, entre autres, le fait qu’Ariel soit un personnage blanc aux cheveux roux. Ceux qui correspondent à la norme et s’identifient au personnage du film d’animation, se retrouvent dépossédés de leurs repères quand une nouvelle représentation – Ariel jouée par une actrice noire – du personnage fait surface.  

En réponse à ce déplacement de la norme, des réflexes défensifs, comme l’invocation de la tradition ou encore la filiation imaginaire entre l’auteur et son personnage, destinée à être blanche car Danoise, émergent alors. Ces réactions teintées de conservatisme montrent avant tout l’inconfort de ne pas être représenté. Et par extension le sentiment de ne pas être dans la norme, allant jusqu’à la peur de se faire « remplacer ». Néanmoins cet impensé peut également se retrouver chez les personnes qui évoluent en dehors de la norme et qui sont amenées à ne plus attendre une représentation telle qu’une petite sirène noire. Or la représentation nourrit les besoins identitaires : être représenté permet d’occuper une place dans la société et d’être reconnu comme en faisant partie.  

Cet exemple du live-action de « La Petite Sirène »  permet alors de dégager deux types de vécus liés à des convictions :  

  • Vécu de conviction 1 : Quand la norme est défiée, une idéologie conservatrice peut émerger et se durcir pour maintenir le privilège et le confort identitaire de la représentation.  

Ex : « La petite sirène a toujours été blanche, je ne vois pas pourquoi ça changerait maintenant. Cette adaptation ruine mon enfance. » 

  • Vécu de conviction 2 : La norme en place peut être vécue comme excluante et engendrer un désir de changement pour atteinte une reconnaissance identitaire.  

Ex : « Il est essentiel de diversifier les représentations des princesses Disney pour que toutes petites filles – et les petits garçons – puissent se reconnaitre à travers elles. » 

Ainsi que deux autres vécus plus « passifs » :  

  • Vécu impensé : Étant bénéficiaire de la norme sans être responsable de son instauration ou de l’idéologie qu’elle porte, il est possible de ne pas en avoir conscience avant que la norme ne soit remise en cause.   

Ex : « Pour moi la petite sirène est blanche et je ne comprends pas pourquoi on veut la changer, ça me gêne un peu. »   

  • Vécu d’invisibilisation : Ne s’inscrivant pas dans la norme, les représentations sont très peu nombreuses ce qui peut avoir comme conséquence d’invisibiliser l’existence sociale.  

Ex : « Les princesses Disney ne me ressemblent jamais, j’ai été positivement surprise quand j’ai vu qu’Ariel était jouée par une actrice noire. » 

Pourquoi avons-nous si peu la main sur notre rapport à la norme ?  

Pour comprendre le rapport à la norme, il faut d’abord nous pencher sur les processus de socialisation qui conditionnent l’ensemble des individus d’une société. D’une part la socialisation primaire. Soit l’ensemble des normes et des valeurs qui nous sont transmises puis intériorisées au cours de l’enfance à travers la famille ou l’école. D’autre part la socialisation secondaire qui prolonge ou transforme les apprentissages issus de la socialisation primaire en fonction des groupes et lieux dans lesquels l’individu évolue comme le travail par exemple.  

La socialisation contribue et a pour vocation de construire l’identité sociale d’un individu, et ces processus ne sont la plupart du temps pas spécialement conscients et apparaissent comme « naturels ». Ainsi lorsque l’on parle de déconstruction, il s’agit en réalité d’un travail de réflexion sur sa propre socialisation ! Finalement, c’est le contexte dans lequel on évolue qui se joue avant tout pour expliquer le rapport à la norme. D’où l’intérêt d’opter pour une approche psychosociale pour décortiquer ce « syndrome de la Petite Sirène ». Et ainsi pouvoir le transposer dans le cadre du travail. 

Les fonctions relatives à la norme…  

À travers une approche systémique (Une méthode d’analyse d’un système complexe par une approche globale, NDLR) on réalise que la norme dispose de fonctions spécifiques pour chacune des strates de la société.  

  • Pour l’individu,  la norme a pour fonction de répondre à des besoins cognitifs de bien-être et de simplicité comme le théorise le docteur en psychologie sociale Danièle Kahneman lorsqu’il évoque l’existence du système 1 du cerveau (La partie du cerveau qui réfléchit rapidement, de manière intuitive, NDLR)  
  • Pour le groupe, la norme a une fonction de cohésion et favorise la création de lien social. Partager une structure de normes et de valeurs semblables permet de communiquer et de se comprendre plus facilement.  
  • Au niveau des organisations, la norme permet à chacun de se positionner et de percevoir la place qu’il ou elle occupe en son sein mais aussi à percevoir la position sociale des autres membres de l’organisation. C’est à partir de l’inscription (ou non) de chacun dans la norme qu’un double mouvement d’intégration et/ou d’exclusion s’enclenche.   
  • Toutes les organisations s’inscrivent dans un écosystème empreint de mutations économiques, sociales et culturelles. Au niveau du système, la norme génère des valeurs communes qui sont alors transmises ou héritées et assure une certaine cohérence dans le système. Par exemple au sein d’une société, nous partageons une grammaire commune qui permet aux individus de se comprendre entre eux même si ces derniers sont très différents. C’est également au sein du système que se joue l’imaginaire collectif. Avant la sortie du live-action de la petite sirène, tout le monde avait la même image en tête de la Petite Sirène malgré leurs différentes perceptions de la norme. 

… Et leur transformation une fois la norme challengée 

Lorsque la norme est remise en question, comme le cas de « La Petite Sirène » ou encore lorsqu’une plus grande représentation des diversités est présente sur le lieu de travail, les fonctions que nous venons d’identifier sont elles-mêmes challengées. Et l’ensemble des cartes du jeu sont rebattues.  

  • L’individu se retrouve dans l’obligation de conscientiser son rapport à la norme, de faire des choix et prendre des décisions. Il doit donc mobiliser le système 2 de son cerveau, à savoir la pensée lente et plus rationnelle.  
  • Dans le groupe peut s’observer des réflexes défensifs pour préserver les privilèges qu’il vient de réaliser. Ou au contraire met en avant l’importance de multiplier les représentations sociales d’un groupe jugé sous-représenté.  
  • Au niveau de l’organisation, on se rend compte que la représentation n’est pas que symbolique mais joue un rôle essentiel car elle transforme les règles du jeu (négocie avec l’intervalle posé par la norme) et modifie notre perception de l’environnement. La représentation permet de faire émerger une reconnaissance de la place sociale.  
  • Pour le système, lorsque la fonction initiale de la norme est bousculée, on assiste à des tensions entre d’un côté une perception de remplacement par une autre norme, et de l’autre une tendance à l’ouverture du champ de la norme. 

Des questions se posent alors : comment les individus, les groupes et les organisations peuvent-ils agir de manière à percevoir le challenge de la norme comme une opportunité plutôt qu’un risque ? Et dans le cadre du travail, en quoi cela peut-il servir les salariés autant que les entreprises ? 

Les défis de l’opportunité  

Dans une situation où la norme est bousculée, le défi majeur se présente comme la gestion de la conflictualité. Pour autant, cette dernière n’est pas nécessairement mauvaise dans la mesure où elle permet de confronter des perceptions et des points de vue singuliers. Elle est d’autant plus intéressante qu’elle permet de faire naitre de la créativité et de l’innovation si les conflits sont bien cadrés. Penser qu’il est possible d’échapper au conflit ou de réduire à néant la conflictualité est une illusion. Surtout dans une société en mutation permanente, où la montée de l’individualisme engendre un désir grandissant de reconnaissance des singularités et des identités de chacun.  

D’après la théoricienne du management, Mary Parker Follett, il est même essentiel « de concevoir le conflit non pas comme la fâcheuse manifestation d’incompatibilités, mais comme un processus normal, par lequel des différences socialement utiles se déclarent pour l’enrichissement de tous ceux qui sont impliqués ». Le tout est d’apprendre à faire d’une situation conflictuelle une source de création de valeur. En bref, il ne faut pas arrêter de s’engueuler mais plutôt d’apprendre à s’engueuler mieux. 

Dans ces mouvements de dialectiques qui créent d’une part de l’inconfort d’autre part de l’émotion, se joue une conscientisation… À partir de laquelle, chacun peut regagner en autonomie de décision : désormais chacun sait que c’est une convention que la petite sirène soit blanche. Et chacun peut alors faire ses choix éclairés de la petite sirène qu’il désire montrer à ses enfants par la suite. Démultiplier les visages de la petite sirène, ce n’est pas remplacer une petite sirène par une autre, ce n’est pas écraser une norme pour en installer une autre, c’est ouvrir l’horizon des possibles pour voir, comprendre et ressentir le monde et s’y projeter. Quant à la réponse à apporter lorsque le « syndrome de la Petite sirène » émerge en entreprise ? Une seule solution : l’inclusion (La mise en mouvement des diversités et le fait d’accepter que chacun puisse être soi tout en appartenant à la culture d’entreprise, NLDR)

Elise Assibat et Romain Petit, avec la précieuse relecture de Marie Donzel et Charlotte Ringrave

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